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Actualités - REPORTAGES

Liban-Sud - Dimanche, les habitants ont pris d'assaut la porte de passage à la frontière Depuis 33 ans, Kfarchouba donne et jamais ne reçoit (photos)

Kfarchouba est à l’extrême sud-est du pays, sur la frontière israélienne. Et Kfarchouba est sacrément en ruine, «ici, la destruction avoisine les 80 %». Ce qui est sûr, c’est que ça ne concerne pas que les habitations, loin de là, les hommes, les femmes, les vieillards et les jeunes sont maintenant particulièrement désillusionnés, désespérés, il y a le ras-le-bol, l’inactivité chronique et les manques qui deviennent de plus en plus endémiques… Même si quelques-uns, exilés dix mois sur douze au Koweït, arrivent à trouver les fonds nécessaires pour reconstruire. Même si la joie de la libération est encore là, même si les vieilles mammas du village ont retrouvé leur sourire, et leurs fils. Les problèmes, eux, se suivent, se ressemblent, s’accumulent. Il y a l’absence, dangereuse, de l’armée libanaise, et ses conséquences à court et moyen terme, l’affrontement Amal-Hezbollah de la veille en est un exemple frappant. Il y a l’empiètement israélien, aux retombées aussi bien économiques que politiques, et les (très) nombreuses mines. Il y a l’électricité et ses caprices, la gravissime pénurie d’eau, de médicaments, de toute une infrastructure sociale… En un mot, il y a cette question, énorme, que se pose sans cesse la quasi-totalité des habitants de Kfarchouba, et qu’ils nous ont répétée : «Quand donc l’État se rappellera-t-il que l’ex-bande frontalière lui appartient ?» Des « premières » Les habitants de Kfarchouba ont le cœur sur la main. Et tellement de choses à dire, des rancœurs qu’ils taisent depuis longtemps, des souvenirs qui, une fois remontés, mouillent encore certains yeux. Depuis 33 ans, leur village subit les incessants avatars de la guerre. «En 1967, après les accords du Caire, c’est à Kfarchouba qu’a eu lieu la première résistance armée contre l’État hébreu, nous a rappelé un des villageois, et six Palestiniens exactement, venus des hameaux de Chebaa, ont commencé à s’attaquer aux Israéliens. Ensuite, il y a eu leurs affrontements avec l’armée libanaise, le 27 octobre 1971 précisément». Ce village a connu également une autre «première», encore plus meurtrière et destructrice que la résistance palestinienne : les premières attaques aériennes de l’armée israélienne ont visé Kfarchouba. «En fait, après 1982, les habitants qui n’avaient pas quitté leur village reconstruisaient, au fur et à mesure qu’elles s’écroulaient, leurs maisons. Si nous n’avions pas fait cela, si tout Kfarchouba s’était vidé de ses âmes, le village n’appartiendrait plus, aujourd’hui, au Liban, et cela est valable pour n’importe laquelle des localités de l’ex-bande frontalière. L’État est évidemment conscient de cette réalité, et malgré cela, voyez vous-même, comme les 32 dernières années, il continue à rester désespérément absent». Et lorsque les villageois commencent à compter leurs morts, «entre 70 et 100 martyrs sont tombés pour le Liban», et ceux d’entre eux qui ont été «déportés» à Khiam, «plus de 50 personnes et laissez-moi vous dire quelque chose : un homme de Kfarchouba a reçu jusqu’à sa mort des indemnités de l’État français pour services rendus pendant la Deuxième Guerre mondiale aux côtés de Paris, et maintenant c’est sa sœur qui perçoit l’argent. Vous imaginez l’État qui assure aux anciens détenus, pour tous les sacrifices qu’ils ont faits, une indemnité mensuelle ? Lorsque l’on sait qu’il ne les aide même pas à reconstruire leur habitation ou trouver un emploi…». Les habitants de Kfarchouba ont le cœur sur la main. Et depuis le retrait israélien, des maux à la pelle. «L’absence de l’armée libanaise dans ce village est inadmissible et inconcevable». Ces mots-là, qui auraient pu, qui sont ceux de tout un village, à très grande majorité sunnite, Mohammed Jaradi, un chercheur du ministère du Travail, et ancien directeur de l’école de Kfarchouba, ou un Colombien, originaire de la région, Ahmed el-Assaad, n’hésitent pas à les marteler. Le message, pour ceux qui en doutaient encore, est désormais clair : le besoin, l’urgence, de voir l’autorité légitime de l’État s’imposer dans l’ex-bande frontalière n’est absolument pas l’apanage des villages chrétiens. «Je suis le seul ici à avoir un embryon d’entreprise : une boulangerie, nous a expliqué Abou-Ahmed, il y a aussi un établissement qui pourrait ressembler, deux ou trois jours par an, à un restaurant. À Kfarchouba, personne n’a de l’argent, personne n’ose investir, il n’y a même pas de station-service, les trois quart de la jeunesse ont émigré, et le taux de chômage est exhorbitant : les négligences de l’État sont énormes». Quant aux services sociaux, c’est le même topo. La distribution de l’électricité est plus que cahotique, et souvent ubuesque, «comme tout ce qui se passe dans ce pays vous savez…», et à Kfarchouba, où environ 1 500 habitants vivent à l’année, «nous n’étions plus que 800 pendant l’occupation israélienne», il n’y a non plus aucun réseau d’égouts, tout est dans la rue, ou juste à côté des maisons. Il n’y a pas de médecin(s) résident(s), le dispensaire manque cruellement de médicaments, l’école est loin de connaître son meilleur niveau, et l’absence de l’eau est drastique. «Ici, s’il ne pleut pas en hiver, nous sommes morts en été», elle n’arrive à Kfarchouba qu’une ou deux fois par semaine, de Chebaa. «Il n’y a aucun puits artésien ici, nous sommes obligés d’emmagasiner l’eau de pluie chez nous à la maison, de la sortir par un seau, regardez…». Et le geste suit automatiquement la parole, on soulève les coussins du canapé, nous sommes sur une véranda intérieure, on soulève le lourd couvercle en métal de la citerne, on le bloque avec la barre de fer prévue à cet effet, elle a sa place juste à côté du sofa, c’est tout un rituel, on apporte le seau, accroché à une ficelle, on le plonge, et on sort l’indispensable élément… «Nous sommes en pleine mondialisation, Internet est partout, et ici, à Kfarchouba, on en est encore là ! L’État ne nous a abreuvés que de promesses, qu’il n’a toujours pas tenues, et s’il voulait nous aider, il aurait fait quelque chose dès le 25 mai, nous savons pertinemment qu’il ne s’agit pas de boutons que l’on presse, mais il y a un minimum que ce gouvernement aurait pu faire, ça tombe sous le sens, non ?» Mille fois oui… Et le vieux patriarche de la maison, cela fait plus de 60 ans qu’il n’a pas quitté son village, qui rajoute, tout tremblant de colère, «que tous ces hommes politiques oublient donc la bataille électorale et qu’ils pensent plutôt à tous ces malheureux que nous sommes, qu’ils nous aident à reconstruire, à développer surtout». « Mourir s’il le faut... » Nous nous sommes promenés dans le village, sa mosquée près de laquelle se retrouvent, désœuvrés, les jeunes qui restent et les vacanciers koweïtiens. Abou-Ahmed nous a fait goûter ses manakiches au thym, nous avons bu moult cafés, offerts par les habitants, et nous avons rencontré Abou-Husni. Abou-Husni a plus de 65 ans et il faisait partie des quelque 200 villageois de Kfarchouba qui ont été, il y a une semaine environ, prendre d’assaut la barrière de passage sur la frontière avec Israël, protestant ainsi contre ce qu’ils appellent «un empiètement flagrant» sur le territoire de leur village. «Avec Hassan Assab, qui est décédé accidentellement quelques heures plus tard, nous avons décidé de monter jusqu’à la barrière, au début nous n’étions pas nombreux, au fur et à mesure, nous étions 200 là-haut, jeunes et vieux, hommes et femmes. Nous avons défoncé la première barrière, nous n’avions peur de rien, ni des barbelés, ni de l’électrocution. Nous avons avancé vers l’intérieur, environ 500 mètres, et nous sommes tombés sur une jeep israélienne qui, quand elle nous a vus, a rebroussé chemin vers la deuxième barrière. Nous avons continué, et puis nous avons commencé à les harceler de jets de pierre, nous avons même planté le drapeau libanais, et puis ils nous ont mis en joue, alors nous avons appelé les femmes et nous sommes repartis, juste au moment où trois autres jeeps ont fait leur apparition». Et Abou-Husni de nous rappeler que cela fait plus de trente ans qu’il est à Kfarchouba, qu’il est prêt à mourir pour ces terres encore et toujours volées par Israël, «pour nos terres, ce sont nos terres, et avant quand j’y allais avec mes chèvres, ils nous tiraient dessus, les salauds…». Le dernier café que nous avons bu, c’était chez Mohammed, chez ses parents. Mohammed vit depuis 16 ans dans l’Alberta, au Canada, avec femme et enfants. Mohammed a également passé de nombreux jours enfermé dans la prison de Khiam. Et en 16 ans, il n’est revenu que trois fois au Liban et c’était à Saïda. «J’attendais des semaines pour que mes parents obtiennent un laissez-passer pour venir me voir à Saïda, et j’avais peur, tellement peur qu’il ne leur arrive quelque chose». Ce que Mohammed a ressenti lorsqu’il a appris le retrait israélien du Liban-Sud, l’évacuation de son village ? «Entre le 25 mai et le moment où j’ai posé les pieds à Kfarchouba, j’ai eu la terrible sensation que cela a duré autant que les 16 ans que j’ai passés au Canada, et quand j’ai revu Kfarchouba, c’était comme si la vie revenait de nouveau, comme si je ressuscitais…». Et pourquoi ne reviendrez-vous pas vous établir au Liban, à Kfarchouba, être à nouveau réunis ? «Je ne sais pas si je pourrais revenir définitivement. Si Israël se retire des 5 ou 6 kilomètres de profondeur qu’il a volés au Liban, j’y repenserai sûrement, c’est un facteur majeur, cela créerait de nombreux nouveaux emplois». La terrible absence de l’État : jusqu’à quand ? Les habitants de Kfarchouba ont le cœur sur la main. Et ils font un très bon café. Il est simplement évident que ce n’est ni leur générosité ni leur savoir-faire en matière de boissons chaudes qui les feront sortir du bourbier dans lequel ils se débattent depuis bientôt 32 ans. Les habitants de Kfarchouba, comme tous ceux de l’ex-bande frontalière, ont besoin de travailler, de gagner de l’argent, que là-bas, en plein cœur de la capitale, on s’acharne à leur trouver une solution, qu’on leur consacre une vraie politique de lutte pour l’emploi. Ils ont besoin d’eau. Ils ont besoin d’électricité, d’hygiène, comme tous les Libanais certes, mais peut-être un peu plus, parce qu’à eux, l’État a fait des promesses à n’en plus finir, parce qu’eux, l’État les a officiellement et audiblement considérés comme étant de véritables héros. Ils y ont cru, ils n’y croient plus : ce sont eux les grands leurrés, les grands perdants d’un État entièrement et définitivement absent. Et, en ce qui les concerne, flagorneur.
Kfarchouba est à l’extrême sud-est du pays, sur la frontière israélienne. Et Kfarchouba est sacrément en ruine, «ici, la destruction avoisine les 80 %». Ce qui est sûr, c’est que ça ne concerne pas que les habitations, loin de là, les hommes, les femmes, les vieillards et les jeunes sont maintenant particulièrement désillusionnés, désespérés, il y a le ras-le-bol,...