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Actualités - OPINION

Sepia Bab Edriss

Je me suis promenée, comme tout le monde en juin, attirée par les publicités de Souk el-Barghout-marché-aux-puces, dans les rues Foch, Argentine, Uruguay, Paraguay. Pas mal du tout, encore que les trois dernières ne me rappelassent rien qu’un ancien entrelacs de marchés du tout venant, sortes de bas-fonds d’objets hétéroclites et de vendeurs sales où aucun Beyrouthin qui se respectât ne mettait les pieds. Mais pourquoi, direz-vous, se souvenir, quand seul le présent compte, copie d’ancien ou passé restauré ? Moi je suis prête à amputer de deux pieds le vers de Baudelaire («Le visage d’une ville change plus vite hélas que le cœur d’un mortel») en lui ôtant son «hélas», mais qu’on ne me demande pas de m’écarter de toute madeleine, l’originale n’ayant d’ailleurs pas suscité plus de mélancolie que de gaîté dans l’esprit de celui qui immortalisa ce banal gâteau sec. C’est ainsi que, passant, l’autre soir, dans une de ces rues que baptisa le mandat français, on ne sait pourquoi, en hommage à l’Amérique latine, je tombai sur la date 1926, gravée dans la pierre d’un encadrement de porte. Il n’en fallut pas plus : la couleur de la façade, l’inscription, les passants et surtout qui sait quoi me ramenèrent à la fontaine de Bab Edriss, qui déployait ses ocre et noir au sortir de Souk el-Franj. Heureux citadins de Beyrouth qui connurent, fréquentèrent et eurent leurs habitudes entre la librairie Antoine, le café Massoud et tous les commerces de la rue du patriarche Hoyek, l’artère principale d’un lieudit que tout le monde appelait Bab Edriss(1) et dont personne n’aurait su définir exactement les contours. Ainsi, le boucher Chatila, qui opérait à Souk el-Franj, une venelle célébrissime pour son marché dans une ville qui ne connaissait encore ni supermarchés ni congelage, se sentait-il de Bab Edriss comme le bijoutier Jalkh de Souk el-Jamil. Suivons par exemple cette femme, cliente quotidienne de ce quartier jusqu’en 1975 et qui, aujourd’hui, 94 ans et nullement sénile, vante encore les cosmétiques du magasin Krikorian et la vertu de la veuve du même nom, les fromages de chez Itani, tout en décriant les prix de la librairie Untel où elle achetait livres et revues français et ceux des tapis de Terzis, où elle amenait pourtant ses amis de passage à la recherche de kilims ou de cachans. Elle se souvient même des prénoms de quatre des portefaix qui, la corbeille sur le dos, remplie à ras bord à partir de Souk el-Franj, acheminaient viandes, cochonnailles, fruits, légumes et laitages jusqu’à sa voiture. Des usagères comme elle, il y en avait plusieurs dizaines par jour, qui, outre les primeurs et le camembert importé de Normandie, achetaient aux Dix mille articles, temple du jouet, des ours en peluche ou des automobiles miniature (oui, on pouvait échanger), traversaient la rue jusqu’aux Cèdres du Liban pour remplacer la boîte d’aquarelles que leur fille avait déjà épuisée en barbouillements. Bref, la rue du patriarche Hoyek était un mégasouk chic à ciel ouvert, et il n’y avait rien sur ses bords qui ne fût voué au négoce. Pourtant il y avait Massoud. Je ne parle pas ici de Massoud l’épicier-charcutier-pâtissier, bien sûr commerçant de son état, mais du même, la porte à côté, dans son avatar de cafetier. Imaginez des tables carrées, au plateau revêtu de vrai/faux marbre verdâtre, chacune entourée de quatre chaises de bois brun aux sièges et dossiers de vrai/faux cuir bordeaux, et ainsi de suite sur toute la profondeur de la pièce qui leur était réservée. Des garçons, debout, en complets et cravates noirs, réplique, avant la lettre, du Café Müller de Pina Bausch. Et des clients qui, sous le prétexte de consommer, se livraient à diverses activités, la principale étant évidemment de se rencontrer. Se rencontraient donc les propriétaires des magasins renommés de la rue (tous l’étaient, de Kassab à Sarrafian, et de la librairie Antoine au bureau de tabac de Wadih Mrad par exemple), qui s’offraient des distractions devenues rituelles comme la lecture des journaux. Pas n’importe quelle lecture : par exemple, chaque commerçant-client payait 25 piastres au camelot qui passait dans les rangées (c’était, alors, le prix d’un quotidien), contre le droit de lire six ou sept journaux à condition de les rendre au bonhomme, ni déchirés ni salis. Qui gagnait, qui perdait à cet échange, on ne sait : l’important était le rituel et les rituels sont immuables. La seule originalité du trictrac consistait à prendre des paris sur les joueurs : les équipes avaient le bon goût de rester silencieuses, laissant parler le jet des dés et le taper des pions. Se rencontraient aussi des consommateurs d’une catégorie moins endogame qui remplissait, par une convention tacite, les tables de la première moitié du lieu. Vous, moi, Jalal Khoury, sa sœur Mona, la seule bourgeoise libanaise sans doute qui travaillât, des étudiants de l’École des lettres, leurs professeurs, des peintres attirés par le matériel des Cèdres du Liban, des fils à papa rebelles, bref une vraie/fausse bohème à laquelle se mêla même, un temps, un objecteur de conscience français, vite adopté, vite adapté. Bab Edriss, de nos amours peut-être le plus tenace, le plus familier, sans une devanture qui n’abritât un commerce, sans un commerçant qui ne s’enquît de la santé de nos tantes ; ce n’étaient pas des saints, mais ils tenaient aussi au commerce des hommes, comme tous les marchands beyrouthins d’avant-guerre, installés à Borj, à Manara ou à Gemmayzé. De ce «grand souk au bord de l’eau» qu’était le Liban, il y a cinquante ans, aux yeux d’un journaliste, Beyrouth était encore le plus précieux fleuron jusqu’à l’incivile guerre. Et si nous avons choisi d’évoquer Bab Edriss, outre que ce quartier nous fût très familier, c’est que plusieurs générations, au-delà de sa propre famille, se souviennent de cet enfant de quatre ans qui, juché sur la chaise d’une pâtisserie un dimanche matin, moment d’affluence, hurla plusieurs fois sa protestation : «On m’a donné un demi- gâteau !». Comme elles se souviennent des anecdotes qu’Antoine Naufal servait à ses clients : arméniennes ou bastaouites et parfois inventées. Un texte passéiste ? Que non ! Mais de vous à moi, vous les trouvez radieux, les commerçants d’aujourd’hui ? Comme pourrait dire Gaby Nasr : «Et j’te colle sur le dos mon bénéf de 100 %, et j’te persuade que les chaussures (600 dollars) vont avec, et j’te réserve le chapeau italien made in Asia pour le jour de livraison, et tu me souris, cocue, battue et béate». Cela ne vaudra jamais, que voulez-vous, la courtoisie avec laquelle Sarrafian vous vendait les cartes de Noël les plus chères du monde avec un «Je n’ai pas vu votre sœur depuis longtemps. En voyage ?». Bab Edriss...
Je me suis promenée, comme tout le monde en juin, attirée par les publicités de Souk el-Barghout-marché-aux-puces, dans les rues Foch, Argentine, Uruguay, Paraguay. Pas mal du tout, encore que les trois dernières ne me rappelassent rien qu’un ancien entrelacs de marchés du tout venant, sortes de bas-fonds d’objets hétéroclites et de vendeurs sales où aucun Beyrouthin qui...