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Actualités - REPORTAGES

Reportage - Des centaines d'ouvriers syriens, au Liban-Sud, pleurent Assad Nabatiyé, capitale de la douleur (photos)

C’étaient hier ses funérailles, c’était leur homme que l’on enterrait, à Qerdaha, à l’est de la Syrie. Eux, ce sont les ouvriers, les ressortissants syriens, ceux dont le chemin s’est limité au trajet joignant leur ville du Liban-Sud à Nabatiyé, et ils étaient nombreux, noyant les quelques dizaines de Libanais venus gonfler, un peu, leurs rangs. Toutes les douleurs du monde semblaient s’être donné rendez-vous à Nabatiyé, hier, le cortège était immense, chacun avait son rôle à jouer, partition parfaitement rodée pour instruments (un peu) mécaniques, et cette constante, comme au Liban-Nord, comme à Beyrouth, comme un peu partout, cet irrépressible besoin de (se) montrer, de tout (sur)exposer, et ce prénom, «Bachar», «l’annonciateur», mille et mille fois scandé, à en perdre la voix. Notre itinéraire nous a également conduits à Tebnine, Bint-Jbeil, Beit-Yahoun, Aïn-Ebel, Rmeich et la porte de Tarbikha, frontière extrême avec Israël. Carnet de route(s), un jour de deuil national au Liban. Première étape, le dernier barrage des renseignements syriens, à Rmeilé, la tente et les chaises blanches, les habitants qui se succéderont pour présenter au chef de poste leurs condoléances. La porte du Liban-Sud est drapée de tissus noirs, de portraits, évidemment, et les drapeaux noirs qui flottent au vent. Les joggers, à Saïda, il est 8h15, sont sur la corniche, il y a beaucoup de voitures, et la place de l’Étoile résonne de mille et un bruits, des dizaines de banderoles rappelant la grandeur du président syrien défunt, quant aux magasins, ils étaient hier fermés, mais les petites boutiques de certains souks du vieux Saïda étaient grandes ouvertes. Personne ici ne savait si une quelconque manifestation allait avoir lieu, et où et quand, il y avait hier dans la capitale du Liban-Sud quelque chose comme un flottement, un entre-deux, une espèce de désengagement. Sauf que, avertis de rien, nous devions absolument connaître, pour s’y rendre, l’endroit où tout allait se passer, nous nous sommes dirigés vers Tyr, et puis nous les avons vus, de l’autre côté de la route, deux minibus archi-bondés et des voitures, tous leurs occupants qui brandissaient portraits et drapeaux, «Bachar» sur toutes les lèvres, «où est-ce que cela va avoir lieu ?», une réponse, une seule, Nabatiyé, en face d’une des écoles secondaires. Nabatiyé… C’est donc là que convergeront les douleurs, les passions, les souffrances, toutes les manifestations, les excès… En ce mardi 13 juin, jour des funérailles officielles de Hafez el-Assad, pour une (très) grande frange de Sudistes, c’était à Nabatiyé qu’il fallait être, c’était là qu’il fallait se montrer, et ils n’ont pas manqué à l’appel, ils sont venus de Saïda, de Tyr, du ruban frontalier, etc. Ceux-là qui attendaient déjà devant l’école secondaire, c’étaient les scouts de Nabatiyé, et les ouvriers syriens, ceux qui n’ont pas pu se rendre à Damas, arrivés des quatre coins du Liban-Sud, un incontrôlable besoin de partager, entre eux, avec nous, avec notre appareil photographique, des vagues de ressentiments. «Le sentiment de tristesse est énorme pour tous les Libanais, notamment les scouts, ce que la Syrie a fait, aucun Libanais ne pourra l’oublier et rarement nation aura eu un pareil leader», nous dira le responsable des scouts de Nabatiyé. «Nous sommes particulièrement optimistes, Bachar poursuivra certainement dans la même direction». Les cinq sens à Nabatiyé À Nabatiyé, les cinq sens de n’importe quel observateur avaient vite atteint leur paroxysme. La vue d’abord. Des hommes par centaines, des bruns, des blonds, des roux, les ouvriers syriens donc, les membres du Baas au Liban, ceux du mouvement Amal, ceux du Hezbollah, du PSNS, du Parti communiste libanais, et le chef d’orchestre qui réglait tout, dans les moindres détails… Comme toujours, leurs habits noirs, les rubans noirs au front, au biceps, les drapeaux noirs, verts, jaunes, syriens, il n’y avait qu’un drapeau libanais, un seul juste, et les innombrables portraits du président syrien et de son fils Bachar, qui côtoyaient même parfois, sur le pare-brise d’une voiture, celui du président Lahoud. L’ancien ministre Abdallah el-Amine arrivé en force, un cercueil drapé de rouge, de noir, brandi par quatre hommes, symbole s’il en est de cette outrance tellement orientale, de ces excès qui surprennent toujours plus d’un. Et la petite fille indo-pakistanaise assise sous la station-service mitoyenne et qui dévorait son gâteau, étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle, et ces deux jeunes filles qui passaient à pied et en tenues moulantes devant la masse des hommes présents, ils en oubliaient, l’espace d’un instant, leurs douleurs, pour les suivre, loin, très loin, du regard. L’ouïe ensuite. Les trois ou quatre haut-parleurs, installés sur les voitures, volume maximal, incessants refrains. Un prénom, encore et toujours, «Bachar», l’annonciateur, devenu le leitmotiv de ces hommes, leur phantasme de lendemains dorés, leur seul espoir, sauf que ces hommes-là n’avaient plus beaucoup de voix, cela fera bientôt plus de 48 heures qu’ils hurlent. L’odorat aussi. Ces hommes, agglutinés sous le soleil plombant de Nabatiyé, avaient chaud, tellement chaud, l’odeur du café également, que leur distribuaient de vieux messieurs fatigués. Le goût, l’eau chaude, que nous avons dû boire au broc, deux heures et demie à plus de 30 degrés obligent… Le toucher enfin, mais oui, il fallait calmer, en lui serrant trois fois ses mains moites, un des manifestants qui réagissait violemment à chaque fois que nous posions des questions aux gens présents, «on se fout de la presse en ce moment, marquez, marquez donc qu’il y a maintenant 17 millions de lions qui vont revivre…». Le sixième sens aussi, ce défilé allait être long, très long, tous ceux qui pleuraient, hier, leur homme, voulaient que ça dure, longtemps, et ça a duré, plus d’une heure, de l’école secondaire jusqu’à la «husseiniyé», en passant par le sérail… Et les slogans désormais sus et connus, le paradis promis pour «Hafez», l’allégeance à «Bachar», qui n’ont pas cessé d’être, infatigablement, martelés. Le ruban frontalier loin de toute manifestation La route entre Nabatiyé et Tebnine est sublime, simplement sublime. Les bistrots à l’entrée du village sont ouverts, «personne ne nous a rien dit, il n’y a eu aucun ordre», les gérantes nous parlent. «Assad était un grand homme politique, constamment aux côtés du Liban, soulignent-elles, par contre ce sont les soldats syriens que l’on ne veut plus, la seule armée au Liban doit être libanaise, et les employés syriens non plus, ils travaillent à la place des Libanais…». Nous interrogerons l’un d’entre eux, un employé à la station-service distante de quelques mètres, il lavait une voiture de la Finul, «notre tristesse est indescriptible, c’est une perte pour la Syrie, pour les Arabes, les mots qu’on a dans le cœur n’arrivent pas à nos lèvres…». Quant aux deux Casques bleus irlandais qui attendaient leur voiture, ils confirment notre première impression, arrivés à Tebnine, «c’est un jour comme les autres». Ces deux-là pensent simplement que «le fils sera à l’image du père», et au sujet du renforcement des contingents de la Finul, leur réponse sera, évidemment, des plus concises, grands sourires à l’appui, «nous ne savons rien», sacrés Irlandais… Dans tous les cas, au village natal de Nabih Berry, il n’y avait aucun drapeau noir, aucune banderole, aucun portrait, à l’exception notable de ceux, géants, du président de la Chambre. À l’ancien point de passage de Beit-Yahoun, le spectacle semble tout droit sorti d’un film de science-fiction, autres temps, autres mœurs, la route n’est que gravats, les 95 % du village sont détruits, sauf une petite guérite, celle du Hezbollah qui contrôle le village en ruine, les drapeaux jaunes sont partout, partout, même plantés au milieu du lac artificiel, au milieu du village, les pylônes électriques aussi sont jaunes. Le gardien du temple, un milicien du Hezbollah à la barbe jeune, réitérera les hommages au président décédé, «il a appuyé la Résistance plus que n’importe quel Libanais», nous dira-t-il avec toute la conviction du monde. Ici aussi, aucun signe de deuil, aucune banderole, juste les portraits de Khomeyni, Fadlallah ou Nasrallah. Même chose exactement à Bint-Jbeil, magasins ouverts, juste deux ou trois portraits du président Assad, affichés loin de la place du village. « C’est l’armée que nous voulons » À Aïn-Ebel, premier village chrétien après Bint-Jbeil, c’est calme, très calme, toujours aucun signe annonçant le décès du président syrien, il y a juste quelques petites photos du président Lahoud, tandis qu’à Rmeich, ce ne sont que des portraits du président libanais, uniquement du président libanais, «nous n’acceptons aucune autre photo sur nos murs», elles sont de toutes les tailles, et partout. «Ici, il y a des habitants qui sont tristes, et d’autres qui ne le sont pas, nous précisent trois jeunes gens du village. Dimanche, on a obligé le curé à sonner les cloches, à fermer la piscine pour trois jours, mais aujourd’hui personne n’est venu nous contraindre de fermer les magasins». Eux, tout ce qu’ils veulent, c’est la paix, «et l’armée, l’armée surtout, nous espérons que cette disparition permettra l’arrivée, dans nos villages, de l’armée libanaise, répéteront-ils plusieurs fois, et le retour de nos frères aussi, c’est désert ici…». Dernière étape, dernière image, la porte de Tarbikha, quelques mètres seulement séparent le Liban d’Israël, il y a là une famille de Palestiniens, venue en touriste, «c’était un grand homme, le président Assad», ce décès ne les inspire apparemment pas beaucoup… Bref, un constat, en résumé, en conclusion, pour les Libanais du Sud, hier n’était, comme les précédents ou les suivants, qu’un banal mardi sur la terre.
C’étaient hier ses funérailles, c’était leur homme que l’on enterrait, à Qerdaha, à l’est de la Syrie. Eux, ce sont les ouvriers, les ressortissants syriens, ceux dont le chemin s’est limité au trajet joignant leur ville du Liban-Sud à Nabatiyé, et ils étaient nombreux, noyant les quelques dizaines de Libanais venus gonfler, un peu, leurs rangs. Toutes les douleurs...