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Actualités - OPINION

Raison d'Etat(s)

Ma patrie a toujours raison était le slogan-culte du regretté président Sleiman Frangié, et la suite des événements n’a pas toujours confirmé le bien-fondé de ce superbe mais hasardeux «toujours». Aussi, et n’en déplaise aux zélateurs professionnels de l’«État des institutions» qui s’offusqueront sans doute que l’on puisse donner raison à une nation étrangère, serait-elle amie, contre son propre pays, les derniers propos du chef du Quai d’Orsay Hubert Védrine nous paraissent au plus haut point justifiés. Même si on peut déplorer l’humiliation nationale essuyée avec le percutant constat télévisé du ministre, comment en effet ne pas approuver la France qui se refuse à doubler la mise au Liban-Sud quand le Liban lui-même, premier concerné, se fait tellement prier pour mettre lui aussi la main à la pâte ? Comment ne pas donner raison à la simple, à la claire, à l’évidente raison ? Il a déjà été fait un sort, dans ces mêmes colonnes, aux arguments bidon, aux ridicules prétextes invoqués par l’État pour se dérober à ce qui, aux yeux des Libanais comme du monde, est une obligation naturelle, élémentaire, impérieuse, indiscutable : l’envoi de l’armée régulière dans la zone dernièrement évacuée par Israël. Tous ces prétextes, les officiels ne peuvent humainement en ignorer l’atterrante inanité, du moins faut-il l’espérer, car autrement il y aurait sérieusement lieu de s’inquiéter de leurs facultés, et donc de leur aptitude à gouverner. Car aucun Libanais, aucun étranger qu’il soit Français, Finlandais, Indonésien, Fidjien, aucun Martien tant qu’on y est, n’arrivera jamais à comprendre que la Défense et l’Intérieur c’est vice-versa, que l’armée est très bien là où elle se trouve, et que le Sud est le théâtre d’opérations rêvé pour les forces de police et de gendarmerie. Que cette armée de 70 000 hommes réédifiée, réunifiée, ressoudée, rééquipée, une armée qui est en quelque sorte le bébé du chef de l’État, une armée qui se veut la garante et le creuset de l’unité nationale (d’où l’institution du service du drapeau) soit le plus normalement du monde assignée à des tâches de police allant des contrôles d’identité aux barrages de sécurité à la répression des manifestations d’étudiants : et que la police, elle, fasse le boulot de l’armée. C’est-à-dire qu’elle défende la frontière sud contre les agressions auxquelles pourrait se livrer l’armée la plus puissante du Proche-Orient, qu’elle s’oppose aux infiltrations de guérilleros libanais ou palestiniens lancés à la reconquête de Jérusalem lesquels, si on les laissait faire, provoqueraient fatalement une ultime invasion israélienne ; et qu’enfin, à ses moments perdus, la vaillante piétaille à M. Murr s’affaire à protéger la vie et les biens des habitants d’un Sud truffé d’armements et pratiquement régenté par les milices … Toute logique ayant demandé grâce, reste la partie immergée (et parfaitement visible néanmoins, même pour l’homme de la rue) de ce déconcertant iceberg : si l’État répugne à faire bon usage de son armée, c’est qu’«on» le lui a catégoriquement interdit et qu’il ne se hasarde même pas à le dire, ne serait-ce qu’à demi-mot. Les énormes préjudices que porterait à notre pays un tel interdit, s’il devait s’officialiser, n’échappent à personne : discrédit de l’État, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières, abandon des populations du Sud dans l’enceinte d’une sorte de Hezbollahland semi-encadré par la force publique, risque permanent de tension à la frontière, etc… Il n’est pas sûr pourtant – et là pourrait exister une réelle possibilité de dialogue responsable avec l’allié syrien – qu’une situation aussi volatile servirait forcément les intérêts bien compris des tireurs de ficelles eux-mêmes. Bien sûr, la Syrie ne peut se résigner trop vite à la perte définitive, irrémédiable, de cette «carte» sud-libanaise, grâce à laquelle elle pouvait confortablement mettre la pression sur Israël pour le contraindre à se retirer du Golan. Assez ironiquement, elle a trop bien opéré au fond, cette fameuse carte : harcelé par la résistance, Israël a évacué le Liban-Sud mais toujours pas le Golan. Dès lors, le maintien d’une source potientelle d’instabilité aiderait les hauteurs syriennes occupées à rester bien présentes sur l’agenda des faiseurs de paix ; un fragment de «carte» aurait été, malgré tout, conservé. Mais le retrait-éclair de la semaine dernière a considérablement rétréci la marge de manœuvre de la Syrie, qui n’a plus en effet la latitude de livrer à Israël une guerre par procuration au Liban-Sud ; les menaces israéliennes de représailles directes sont désormais on ne peut plus précises, et il est plus que probable que de telles ripostes seraient volontiers absoutes au plan international, comme ne cessent de nous en avertir les pays amis. Toute la question est donc de savoir si la Syrie finira ou non par prendre tous les risques que le Liban, par son incroyable inertie, paraît déjà résigné à courir. Virtuose de la politique du bord de l’abîme, le régime syrien n’est pas pour autant un adepte de l’aventurisme ; aussi peut-on présumer qu’une profonde réévaluation est en cours à Damas, ce qui porte d’ailleurs Israël à envisager déjà un «développement positif». L’un des signes précurseurs d’un tel réexamen paraît être le spectaculaire assouplissement syrien dans l’affaire des fermes de Chebaa. On notera au passage que celui-ci a été peu charitablement annoncé mercredi au moment précis où les responsables libanais dénonçaient la «partialité» des cartographes de l’Onu et où le parlement, au cours de sa folklorique session de Bint-Jbeil, retentissait de péroraisons jusqu’auboutistes. Il est encore temps, il est vrai, de faire piteusement machine arrière. Il est grand temps surtout que le Liban prenne en charge un pan entier de son territoire, miraculeusement retrouvé. La prolongation, hier, du mandat de la Force de l’Onu stationnée au Golan (il ne viendrait à l’idée de personne d’accuser l’armée syrienne de se faire le gardien des lignes israéliennes, comme on le fait de la troupe libanaise) n’est, depuis 1974, qu’une formalité de routine. Ce ne sera peut-être pas le cas cette fois pour la Finul, dont le mandat doit être renouvelé à la mi-juillet, à moins que notre pays se décide à assumer ses responsabilités. Aide-toi, et le ciel t’aidera. Tous les anges du ciel ne pourront jamais nous sauver malgré nous et se montrer plus libanais que les Libanais. Surtout quand ceux-ci se croient tenus d’être plus syriens que les Syriens.
Ma patrie a toujours raison était le slogan-culte du regretté président Sleiman Frangié, et la suite des événements n’a pas toujours confirmé le bien-fondé de ce superbe mais hasardeux «toujours». Aussi, et n’en déplaise aux zélateurs professionnels de l’«État des institutions» qui s’offusqueront sans doute que l’on puisse donner raison à une nation...