Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

Reportage - La procession du retour de Qlaïa à Khiam en passant par Marjeyoun Une population encore sous le choc(photos)

«C’est donc vrai ? Ils sont vraiment partis ? Il n’y aura plus de bombardements, de peur et surtout de barrages humiliants ?». La foule qui prend d’assaut les anciens points de passage vers le Sud, désertés depuis l’aube d’hier, est encore incrédule. Tout le monde suit le mouvement sans trop savoir ce qui l’attend et brusquement, après le barrage de Kfartebnite, c’est un nouveau monde qui apparaît. Le spectacle est si grandiose que la foule en a le souffle coupé : c’est donc cela ce Liban dont elle a été si longtemps privée ? De Qlaïa à Marjeyoun en passant par Khiam, les retrouvailles entre les deux morceaux du Liban recollés sont au-delà de toute description : joie, inquiétude, sentiment d’irréalité, les émotions sont aussi diverses qu’intenses, alors qu’en toile de fond, se profile le spectre de la lutte électorale entre le Hezbollah et Amal, dont les combattants se partagent déjà les butins de guerre. Des moments forts, inoubliables, le Sud ne cesse d’en offrir à ceux qui s’y rendent, en ces temps de libération. Chaque détour de chemin réserve une histoire poignante ou une image bouleversante au point que le journaliste ne sait plus par quoi commencer. Le secteur de Marjeyoun ayant été évacué en dernier à l’aube d’hier et la portière de Fatima, qui, depuis 1978, commandait la «bonne frontière» ayant été définitivement fermée après le passage des derniers miliciens de l’ALS, les habitants n’ont pas encore bien compris ce qui se passe. Partout, des tenues militaires jetées à la hâte, des chargeurs oubliés, des mitraillettes abandonnées racontent mieux que les mots le départ précipité des miliciens, comme si, à la fin, ils ne pensaient plus à rien d’autre qu’à sauver leur peau. À Qlaïa, des habitants traumatisés À Qlaïa, depuis le matin, les convois d’Amal et du Hezbollah sillonnent les rues mais les habitants traumatisés par la nuit vécue se terrent chez eux. Le village semble désert, uniquement secoué par les explosions du dépôt de munitions que les Israéliens ont fait sauter avant de partir à 3 h du matin. Une fumée noire couvre le village et l’odeur de la poudre fait tousser les rares curieux qui sursautent lorsqu’une nouvelle charge explose. Sur la route principale, un homme charge dans un camion des meubles qui paraissent neufs. Se voyant observé, Jamil s’écrie : «C’est mon bien, l’ALS me l’avait pris, je ramène mes meubles chez moi». Son fils s’approche aussitôt pour intimider les curieux. Qlaïa, village entièrement chrétien, n’est plus, pour certains, qu’un butin. Comptant initialement à peu près 4 500 habitants, Qlaïa n’en abrite plus depuis ce matin que 2 000 environ, les autres, 800 miliciens et leurs familles, s’étant repliés vers Israël. La localité se sent donc un peu coupable et les habitants qui restent sont inquiets et malheureux d’assister au départ de ceux qu’ils ont fréquentés pendant des années. Le père Roger Wehbé ne cache pas sa tristesse : «Certains sont partis avec leurs enfants, avant même la fin de l’année scolaire. À mon avis, ils devaient rester. Car, après tout, excepté ceux qui ont un contentieux particulier, ils ont souvent été contraints à s’enrôler ou à travailler en Israël». Mais le grand problème du curé est aujourd’hui le vol. Depuis le matin, les nouveaux venus au village multiplient le pillage notamment celui des voitures. Le curé alerte aussitôt les autorités et deux ulémas du Hezbollah viennent lui rendre visite pour tenter de reprendre en main la situation. Ils entreprennent aussitôt leurs investigations et retrouvent une des voitures volées dont ils remettent les clés au curé. Cheikh Mohamad Kawtharani déclare ensuite, en présence de l’évêque de Tyr Mgr Maroun Sader, à quel point le Hezbollah tient à la coexistence et condamne ce genre d’action. Il donne ensuite au curé son numéro de téléphone personnel : «N’hésitez pas à me contacter au moindre incident. Des personnes mal intentionnées veulent semer la discorde, mais nous ne les laisserons pas faire. Je suis en charge de la région…». Le père Roger se déclare satisfait de la rapide réaction du Hezbollah et reste convaincu que l’on peut facilement traiter avec ce parti. Mais, selon lui, c’est l’État qui devrait être en charge de la situation. La maison de Lahd sous le contrôle d’Amal À Qlaïa, les habitants n’ont pas eu le temps de changer les plaques d’immatriculation de toutes les voitures et certaines sont encore aux couleurs imposées par l’ALS, c’est-à-dire rouge et blanc. Ici, comme dans tous les villages, les gens se connaissent très bien et chacun sait ce que pense l’autre et ce qu’il possède. C’est pourquoi certains habitants guettent leurs voisins pour s’emparer de leurs biens maintenant que la roue a tourné. Le père Wehbé est conscient de tout cela et espère beaucoup que l’État réussira à imposer l’ordre. «Il faut aussi changer le ton et cesser de considérer ceux qui ont collaboré par nécessité comme des traîtres. De toute façon, il faut attendre un peu que les choses se calment…». Leïla ne se pose pas trop de questions. Jeune fille en fleur, elle est pour l’instant trop heureuse de pouvoir circuler librement et de voir du monde sur les routes. À Marjeyoun, l’essence est encore israélienne, mais ceux qui tiennent les stations sont très heureux : «Nous allons pouvoir acheter de la bonne essence. Ici, c’est l’ALS qui en importait d’Israël. Elle était mauvaise et chère ». Marjeyoun, bourgade mixte, a été longtemps le symbole de l’ALS. C’est ici qu’est né le major Saad Haddad, fondateur de l’ALS et qu’était établi le QG de la formation. De même, c’est là qu’habitait le général Antoine Lahd dans une villa d’officier de province. Une villa qui est désormais l’image même du changement de situation. Dès le matin, la foule s’est précipitée pour piller la maison où Soha Béchara avait tenté d’assassiner le général. Hezbollah, Amal ou éléments incontrôlés, comment savoir ? C’était le désordre total. Chacun prenait ce qui lui plaisait en se faisant photographier derrière le bureau du général ou en utilisant ses appareils de sport. Ses bouteilles de whisky sont vidées et ses cassettes étalées sur le sol. Seul un ouvrage de Michel Eddé sur la diaspora juive et le conflit israélo-arabe trône intact dans sa bibliothèque. Dans l’après-midi, Amal prend en charge la villa et la boucle, installant un barrage à son entrée afin de vérifier que les visiteurs n’emportent plus rien…Un peu tard puisque le mal a déjà été fait. Sur la place principale de Marjeyoun où se dressait depuis des années une statue du major Saad Haddad, il n’y a désormais qu’un socle vide. Tôt le matin, les combattants ont arraché la statue après l’avoir attachée à une corde et l’ont fait tirer par un véhicule militaire sillonnant les rues de la localité. Comme elle ne se brisait pas, ils se sont mis à la piétiner en criant que c’est là le sort réservé aux traîtres… Khiam, un lieu de pèlerinage Les images se succèdent toutes chargées de symbole. Après s’être battus pendant des années contre les Israéliens et l’ALS, les combattants du Hezbollah et d’Amal ne savent plus comment célébrer leur victoire. Toutes les positions sont vidées et c’est à qui portera le plus gros chargeur ou la plus belle tenue abandonnée par les miliciens. Les localités du secteur ne sont plus que des poudrières truffées d’éléments armés. Même pour dresser «un barrage de l’amitié» dans l’une des places de Marjeyoun, les combattants du Hezbollah sont armés jusqu’aux dents et distribuent des bonbons. Comment les priver d’une telle joie après des années de lutte ? Toutefois, la multiplication des armes est inquiétante, la moindre rixe pouvant devenir un massacre. D’autant que, pour des raisons électorales évidentes, Amal et le Hezbollah se partagent les positions : Amal contrôle l’hôpital de Marjeyoun et le domicile de Lahd et le Hezbollah est installé dans la caserne et dans la position avoisinante. Les deux formations se partagent la prison de Khiam, devenue un véritable lieu de pèlerinage. Aucun visiteur ne peut rester indifférent au spectacle qu’offre la prison. Les visiteurs viennent de tout le Sud et même d’ailleurs, émus jusqu’aux larmes, et en ressortent horrifiés. Perchée au sommet de la colline, la prison ouvre désormais ses lourdes grilles. Dans la cour d’entrée, une gigantesque potence accroche le regard. C’est là que les prisonniers étaient attachés les mains dans des crochets de fer pendant deux heures tout nus. Ici aussi, tout indique un départ précipité. Inlassablement, ceux qui ont vécu le grand moment de la veille le racontent aux visiteurs éberlués. La rumeur avait circulé dans le village de Khiam que l’ALS comptait tuer les prisonniers avant de partir. Affolés, les parents des détenus se demandaient que faire. C’est alors que la radio a commencé à diffuser des appels les poussant à investir la prison. Des hommes et des femmes âgés se lancent ainsi à l’assaut du centre de détention. Les miliciens leur tirent dessus. Ils font ainsi trois tentatives et à la troisième, ils décident de ne plus reculer. Miracle, ce sont les miliciens qui, effrayés par la foule, s’en vont par la grille arrière, laisant tout sur leur passage. La foule entre alors dans la prison. Entendant des cris, les prisonniers croient que les miliciens viennent les exécuter. Jetant un regard à travers la lucarne, l’un d’eux aperçoit un visage inconnu qui lui crie : «Tu es libre». «Pas encore», répond Ghassan Mounzer qui raconte la scène. Les libérateurs prennent alors ce qui leur tombe sous la main pour briser les portes de fer et les 145 détenus se retrouvent à l’air libre. Certains sont restés quinze ans dans ce lieu maudit, alternant les séjours dans les cellules individuelles d’un mètre de large sur un mètre et demi de long et dans les cellules de groupe qui contenaient 12 détenus. Construite par étapes, à mesure qu’augmentait le nombre des détenus, la prison comporte quatre bâtiments édifiés sur le même principe : rendre le séjour le plus hostile possible. Chacun a ici une histoire poignante D’ailleurs, tout est resté tel quel, tant le départ a été rapide et la vue des pots de chambre pleins et nauséabonds, côtoyant les sacs de nourriture qui ressemblent surtout à des sacs de poubelles donne une idée de l’atrocité de la vie dans cette prison. Chaque centimètre ici évoque les tortures morales et physiques qu’y ont subies les détenus. Dans l’une des cellules, un cahier ouvert portant des dessins et des poèmes de l’un des détenus traîne sur une couchette. Il y a tant de tristesse dans ces pages d’écoliers illustrées de dessins naïfs que l’on a le cœur serré. Mais le spectacle le plus poignant est celui de ce père tenant dans ses bras un enfant de trois ans et qui lui raconte, des sanglots dans la voix : «Tu vois, je m’asseyais là et je pensais à toi. Je priais et j’essayais de ne pas me laisser aller au désespoir. Je priais aussi et je pensais que je ne devais rien regretter car la résistance était la seule voie possible. Tu vois, j’ai eu raison…». L’enfant approuve sans trop comprendre les propos, conscient seulement que son père cherche à lui faire partager un moment unique. Chacun, ici, a une histoire terrible et on peut difficilement comprendre comment des Libanais ont pu faire ça à leurs compatriotes. Dans un tout petit coin sablonneux, des détenus avaient essayé de faire pousser du persil et de la menthe et on les imagine creusant le sol pour en faire jaillir la vie, se rattachant à ces besognes simples pour ne pas devenir fous… Khiam, c’est tout un univers qu’il ne faut surtout pas détruire pour que les Libanais puissent se souvenir et se dire : «Plus jamais ça, quelles que soient les circonstances». Des miradors de la prison, la vue est imprenable. D’un côté, le Liban et ses villages et de l’autre, Israël et son aspect ordonné. Curieuse ironie du sort, c’est à quelques kilomètres de la prison, aux pieds des hameaux de Chebaa, que les Israéliens ont installé un campement pour les miliciens de l’ALS réfugiés chez eux. Ainsi, les anciens tortionnaires peuvent voir le lieu où ils régnaient en maîtres il y a quelques heures encore alors que les détenus libres les imaginent dans leurs tentes remâchant leur amertume…
«C’est donc vrai ? Ils sont vraiment partis ? Il n’y aura plus de bombardements, de peur et surtout de barrages humiliants ?». La foule qui prend d’assaut les anciens points de passage vers le Sud, désertés depuis l’aube d’hier, est encore incrédule. Tout le monde suit le mouvement sans trop savoir ce qui l’attend et brusquement, après le barrage de Kfartebnite,...