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Actualités - REPORTAGES

Retrait - Les uns après les autres, les villages tombent, sous la pression de la foule en liesse Avec les sudistes, sur le chemin de la liberté

Pour la première fois depuis plus de trente ans, le Liban-Sud est enfin aux mains des Libanais. Sous influence syrienne ou même iranienne, qu’importe pour l’instant, ce sont les fils du pays qui retrouvent leur terre, contrôlée pendant des années par les Palestiniens, puis occupée par les Israéliens. Le phénomène est si impressionnant qu’il en devient incroyable. L’un après l’autre, les villages sont pris d’assaut par la foule en liesse et comme dans un miracle, les familles se retrouvent, les maisons branlantes rouvrent leurs fenêtres et les femmes jettent des pétales de rose sur les passants. Après des années de malheur, le Sud semble avoir rendez-vous avec la joie. Naqoura, Khiam de si triste mémoire, Bint-Jbeil, Alma ach-Chaab, Hasbaya, Taybé, les noms, si souvent entendus dans les bulletins d’informations comme théâtre des combats, défilent les uns après les autres et ne sont plus que des étapes sur le chemin de la liberté… L’histoire en marche doit ressembler à cette foule hétéroclite et passionnée, désordonnée aussi, qui prend depuis l’aube le chemin du Sud. Tout au long de la route côtière, les convois du Hezbollah croisent les familles entassées dans des voitures poussives avec des enfants qui sortent des fenêtres et des meubles dépassant du coffre. Plus loin derrière, ce sont les convois d’Amal avec force drapeaux, klaxons hurlants et musique assourdissante qui tentent de rattraper le peloton de tête. La scène pourrait être drôle si elle n’était aussi poignante. Car dans chaque regard, des larmes brillent : angoisse face à l’inconnu, émotion de retrouver la terre natale, excitation de la victoire, les sentiments sont si forts que l’on n’arrive plus à les exprimer ou même à les définir. Les passagers des voitures savent seulement que leur cœur est sur le point d’éclater tant il est agité de sensations diverses. Le Hezbollah et le butin de guerre Aux abords du dernier check-point de l’armée à Bayada, l’embouteillage est terrible. Les soldats renoncent à contenir la foule et c’est un véritable imbroglio de voitures, de tracteurs, de mini-camions, de mobylettes, mais aucun véhicule militaire. Les seuls transports de troupes et blindés visibles passent en sens inverse, conduits par des combattants du Hezbollah, heureux de ce butin de guerre. Ils font le «V» de la victoire et laissent éclater leur joie. La longue procession poursuit son chemin chaotique, et après un bref salut aux soldats fidjiens de la Finul qui la regarde défiler avec indifférence, elle atteint enfin le point de passage de Bayada. La barrière peinte en rouge et blanc, jusqu’alors symbole de la division du pays, est ouverte aux quatre vents. Comme des diablotins sortis d’une boîte, les passagers jaillissent des voitures par flots incontrôlés et c’est à qui se précipitera pour cracher là où les miliciens de l’ALS humiliaient les citoyens désireux de passer d’une zone à l’autre. Hajjé Zeinab pleure : «Savez-vous combien de fois je suis passée par là, la peur au ventre, alors qu’on me fouillait intimement, qu’on me harcelait de questions et qu’on me menaçait pour que je ramène des informations ? Le cauchemar est donc bien terminé ?». Elle répète à plusieurs reprises sa question, ne se lassant pas d’écouter la même réponse, la savourant comme un mets délicieux. Les jeunes d’Amal et du Hezbollah fouillent les moindres recoins de la position, à la recherche d’un butin, et ils passent la tête par chaque ouverture ou lucarne, essayant de s’imaginer dans la peau des miliciens de l’ALS. Partout, le même spectacle se répétera, les jeunes gens s’emparant de chaque objet laissé par les miliciens. Au loin sur la colline, une fumée noire s’élève et commence à polluer l’air. C’est la position militaire de Bayada qui brûle, dynamitée par les Israéliens au moment de son évacuation. En général, cela devait se passer ainsi partout, mais les développements ont été si rapides que souvent, les miliciens n’ont plus attendu les plans prévus d’avance pour s’enfuir sans demander leur reste. La débandade de l’ALS Dans la plupart des villages visités, c’est la même impression de débandade, une sorte de phénomène de boule de neige, devenue au fil des heures et des rumeurs une incroyable avalanche qui emporte tout sur son passage. Naqoura, QG de la Finul, mais aussi petit village côtier qui aurait fait le bonheur d’un promoteur désireux de construire un centre de vacances. Les dizaines de buvettes construites à la hâte pour accueillir les Casques bleus sont désertes. Quelques rares têtes apparaissent peu à peu derrière les portes. Les habitants sont encore sous le choc des derniers développements. Ils ne savent pas quelle attitude adopter et ils ont peur de commettre un faux pas. Sur certaines vitrines, des portraits de Akl Hachem, l’ancien numéro 2 de l’ALS tué par la Résistance, sont collés. Tout s’est passé tellement vite que les habitants n’ont pas eu le temps de les enlever. Mohsen Ahmad exprime l’opinion générale : «Nous savions qu’ils devaient se retirer, mais personne n’aurait pu imaginer que cela se passerait aussi vite. C’est incroyable. La nuit, nous avons entendu certains bruits, mais nous ne sommes pas sortis, et le matin, ils étaient déjà partis». Abou Youssef, lui, est encore plus timoré : «Ils ne se mêlaient pas de nous. Vous savez, je ne suis que restaurateur». Sa femme, elle, est plus joyeuse : «Désormais, nous n’aurons plus besoin de permis pour aller jusqu’à Tyr…». Petit à petit, le village commence à s’animer, les voitures venant de Tyr se multiplient, la plupart arrivant en voisines pour voir comment c’est «de l’autre côté…». Les commerçants, eux, s’occupent à faire disparaître les produits israéliens de leurs stocks. Le retrait accéléré a pris de court tout le monde. Même les Casques bleus, qui, derrière leurs grilles blanches, tentent de suivre les développements. Pour les habitants, leur présence est vitale, sur le plan de la sécurité bien sûr, mais aussi sur le plan économique, les buvettes ayant été spécialement construites pour eux et servant de l’alcool à gogo. Réunion au salon de l’église L’atmosphère est totalement différente dans la partie du village qui surplombe la côte. La foule s’agglutine autour d’un Merkava abandonné sur la place pour cause de panne de moteur. Les femmes ne sont pas les moins féroces, donnant des coups de pied dans la tôle pour se venger des humiliations subies pendant tant d’années. Partout, ce ne sont que jets de riz et de pétales de rose sur les passants. Un commerçant devenu euphorique vide son magasin et distribue glaces et chocolats par caisses entières. «C’est la libération, mangez, fêtez et remerciez Dieu et la Résistance». À quelques kilomètres de là, Alma ach-Chaab paraît désert. Dans le seul village chrétien du secteur ouest (c’est ainsi que l’avaient baptisé les Israéliens pour le distinguer du secteur central : Bint-Jbeil et ses environs, et du secteur oriental : Marjeyoun), l’atmosphère est plus retenue. Les maisons semblent fermées et il faut atteindre l’église pour voir du monde. Les 800 habitants du village semblent s’y être donné rendez-vous. Dans la cour de l’église, des tenues militaires, des douilles vides et des bottes sont abandonnées en tas. Elles ont été laissées par les miliciens de l’ALS qui se sont réunis ici dans la nuit, avant de décider de se livrer à l’armée sur les conseils du curé de la paroisse, le père Maroun Ghafary. Le père Ghafary est d’ailleurs débordé. Depuis minuit, il n’arrête pas de se démener, pour rassurer les habitants, pour entreprendre des contacts et pour accueillir ses nombreux visiteurs. Pour l’instant, il reçoit une délégation de dignitaires religieux du Hezbollah, le député Ali el-Khalil et le caïmacam. Cette visite est symbolique car elle vise à couper court à toute tentative de semer la discorde confessionnelle. Les dignitaires du Hezbollah prononcent des discours très applaudis dans lesquels ils mettent l’accent sur la coexistence, l’entente et la nécessité de tourner la page des conflits. Ali el-Khalil promet une aide rapide de l’État et le père Ghafary affirme que dans cette région, il n’y a pas de place pour la dissension interconfessionnelle. Quelques silhouettes s’agitent devant une maison un peu à l’écart. Elles transportent des caisses qui sont entassées dans le coffre. Une scène de pillage ? Un homme apparaît aussitôt, un portable à l’oreille, et hurle aux autres de laisser tomber, «car les services de renseignements sont alertés». Bien que postée à Bayada, l’armée libanaise est très présente dans la région. Surtout à Alma ach-Chaab où les habitants ont établi des contacts directs avec les soldats et les considèrent comme leurs véritables protecteurs. Dans ce village, les gens sont soulagés parce qu’il n’y a plus de barrages et espèrent connaître enfin la prospérité et la paix, les Israéliens les empêchant de se rendre dans leurs champs de tabac. Mais ils guettent le comportement du Hezbollah et d’Amal. Alma ach-Chaab étant un point de passage obligé, les convois traversent le village, toutes sirènes hurlantes, mais ne s’y arrêtent pas. «Cela ne nous dérange pas, précise Antoun. Au contraire. L’essentiel est qu’ils ne viennent pas ouvrir des permanences ici. Nous espérons en tout cas que l’armée assurera la sécurité de la région». Le Hezbollah et Amal semblent avoir compris le message et tout au long de la journée, ils ne font que passer, saluant chaleureusement les habitants visibles avant de poursuivre leur découverte de la région. C’est qu’il y a encore beaucoup de villages dans le secteur : Dhariyé, Yarine, Marouahine, Aïta ach-Chaab… Reste le problème économique Partout, les gens sont sur leurs terrasses, l’air de ne pas avoir dormi de la nuit. «C’est comme un rêve, s’écrie Alya. Nous avons entendu du bruit. nous sommes restés cachés. Et vers six heures, nous avons ouvert les fenêtres, ils étaient déjà partis. Une demi-heure plus tard, les résistants sont arrivés». Pour la plupart des habitants, c’est un cauchemar de plusieurs années qui s’achève enfin. «Ils venaient régulièrement nous menacer :soit vos fils s’enrôlent avec nous, soit nous vous empêchons d’aller aux champs, nous disaient-ils, raconte Ali Hamadé qui a passé la dernière année en résidence surveillée, parce qu’il avait réussi à faire fuir ses enfants vers Beyrouth. Nous nous sentons enfin chez nous». «Ce qu’il nous faut maintenant, c’est trouver du travail et une relance de la vie économique», lance son épouse. Croyez-vous que l’État fera quelque chose en ce sens ?». Cette question est pratiquement sur toutes les lèvres, car les habitants veulent croire que libération ne peut qu’être synonyme de prospérité. Dans les villages soudain libres, l’heure est encore toutefois aux retrouvailles, à la découverte et à l’émotion. Un vent de bonheur semble souffler sur les lieux : les commerçants offrent des friandises, toutes les portes s’ouvrent pour accueillir les passants et pauvres et nantis s’empressent de faire du café et du thé pour les servir dans les rues. Jamais encore le Sud n’avait offert un tel visage de convivialité et de joie authentique. Sur les collines de Marouahine, l’ALS tente toutefois de briser cet instant magique. Alors qu’on les croyait partis, les miliciens se mettent à bombarder les environs pour couvrir leur retrait. La Résistance riposte et c’est une véritable bataille qui commence. Les bruits sourds se rapprochent alors que les obus provoquent des colonnes de fumée. Au lieu de se cacher, les habitants se pressent pour regarder, sourire aux lèvres. Ils se sentent invincibles et veulent même se rapprocher du lieu des combats. Avant de quitter la position, l’ALS fait un baroud d’enfer, provoquant l’explosion des munitions. Les miliciens s’installent dans les collines de Yarine, mais la Résistance ne leur laisse aucun répit. Des tirs de mitraillettes se font entendre. La foule avance quand même et l’ALS recule. Ce sera partout le même scénario. Nourrie d’un élan fantastique, la foule poursuit sa reconquête, poussant les miliciens dans leurs derniers retranchements. Les villages tombent les uns après les autres et le mythe qui a semé la terreur pendant des années s’effondre. Il ne reste plus que quelques îlots, destinés à couvrir le retrait israélien par «la portière de Kfarkila», longtemps surnommée «la bonne frontière». Tout est tellement rapide que la situation semble irréelle. Ceux qui avaient imaginé le scénario du retrait israélien n’auraient pu concevoir qu’il se déroulerait ainsi. Sauf peut-être le Hezbollah qui montre une fois de plus sa rapidité à réagir et sa discipline. Il est partout à la fois, entraînant la population dans son sillage, mobilisant les habitants, rassurant les autres et déterminé à montrer que cette victoire est avant tout la sienne. Dans les villages chrétiens, ses drapeaux sont remplacés par ceux de l’État, mais cela ne l’empêche pas de se présenter comme une force de dialogue et de paix. De cette journée historique, où pour la première fois depuis longtemps le Liban retrouve sa terre et sa dignité, on retiendra une multitude de moments forts et d’émotions, mais surtout cette phrase d’un soldat des Casques bleus : «Pensez donc, ce petit pays divisé, que l’on disait sans État fort et sans moyens énormes, qui n’a ni avions militaires ni vedettes guerrières, a réussi à obtenir le retrait d’Israël, sans la moindre concession et sans un seul incident. N’est-ce pas un miracle ?». Le miracle libanais peut-être ? En ces moments magiques, tout paraît possible.
Pour la première fois depuis plus de trente ans, le Liban-Sud est enfin aux mains des Libanais. Sous influence syrienne ou même iranienne, qu’importe pour l’instant, ce sont les fils du pays qui retrouvent leur terre, contrôlée pendant des années par les Palestiniens, puis occupée par les Israéliens. Le phénomène est si impressionnant qu’il en devient incroyable. L’un...