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Actualités - CHRONOLOGIE

Les derniers instants à Paris

Sa montre s’était arrêtée une première fois. Réparée, elle s’était arrêtée à nouveau. Il y avait vu, mi-sérieux, mi-plaisantant, une prémonition. «C’est mauvais signe», avait-il dit, en souriant, à son médecin traitant le Dr Sakhr Salem. Oui, Sakhr («rocher»), un prénom que l’on ne donne que dans le «jurd» de Akoura. Le Dr Salem raconte les derniers jours du Amid sur l’insistance de son neveu Carlos Eddé. Après cette anecdote, les faits s’enchaînent de la sorte. Le Vendredi Saint 14 avril, Raymond Eddé trébuche en sortant précipitamment du bain, pour répondre au téléphone, croyant à un appel urgent de Beyrouth. Une radiographie montre une fracture de la sixième côte à gauche. Il semble récupérer normalement et la vie quotidienne reprend, contacts, rendez-vous, comme si de rien n’était, si ce n’est la douleur provenant de la côte brisée. Trois semaines plus tard, dimanche 7 mai, Raymond Eddé, qui se prépare à se rendre à l’église Notre-Dame du Liban, nouvellement prise en charge par Mgr Saïd, appelle son médecin et se plaint de difficultés respiratoires. Ce dernier arrive sur-le-champ et demande une hospitalisation d’urgence. Les examens montrent une forte inflammation du poumon droit. Le cœur et les reins faiblissent, en dépit des soins prodigués. Raymond Eddé garde pourtant l’esprit alerte et continue ses plaisanteries innocentes. «Comment ça va, Amid ?», interroge son médecin. «Très bien» répond-il. Dans la nuit de dimanche à lundi, son médecin constate qu’il veille et lui recommande d’essayer de dormir. Il lui répond : «Je réfléchis». «À quoi ? «Au Liban». Voyant son médecin ému, il plaisante : «Les hommes nés à Akoura ne pleurent pas. Cesse de pleurer ou je te traduis en conseil de discipline». Le lendemain, lundi, son état de santé empire et son médecin lui demande l’autorisation d’alerter les membres de sa famille. Il refuse d’abord. À l’insistance du médecin, il répond qu’il ne veut déranger personne. Et il ajoute : «Je n’ai pas peur. J’ai la conscience tranquille. J’ai beaucoup vécu. J’aurai dû mourir il y a longtemps, comme Kamal Joumblatt, Karamé et d’autres. As-tu oublié les balles qui se trouvent toujours dans mon corps ?». Il cède enfin à l’instance de son médecin et accepte que Carlos Eddé soit alerté. «Si les choses en sont là, c’est que la fin est proche», commente-t-il. Le médecin essaie de le rassurer, mais Raymond Eddé répond : «Je mourrai demain. C’est moi qui décide. Le Amid, c’est moi !». Et d’ajouter, en réponse à une question du médecin, qui lui demande s’il a quelque souhait à exprimer : «Je veux rentrer à Beyrouth, reposer auprès de mon père et de ma mère». «Des regrets ?» «Mon seul regret est de rentrer à Beyrouth mort». Puis il se remit à plaisanter. Au médecin qui cherchait à le sonder sur son état de santé, il répond : «Je jubile. Demain, je verrai ma mère». Le soir du lundi, sa respiration devint de plus en plus difficile et il est transporté aux soins intensifs. Mardi matin, 11 mai, Carlos Eddé arrive. Raymond Eddé sourit à son neveu, lui prend la main et la presse. Peu après, c’est Mgr Saïd, mandé d’urgence, qui arrive et lui donne l’onction des malades. Des contacts fiévreux sont pris, pour transporter Raymond Eddé à Beyrouth, afin qu’il meure au Liban. Mais les médecins jugent qu’il est trop faible et qu’il ne supportera pas le voyage. «C’est ainsi», commente le Dr Sakhr Salem vivement applaudi, «qu’il tint promesse et ne rentra pas au Liban tant que le pays était occupé». Puis Eddé sombra dans le coma, fut transporté au domicile de son frère et placé sur son lit. C’est là qu’il expira, le lendemain, mercredi 11 mai, à 15h40, sans avoir repris conscience.
Sa montre s’était arrêtée une première fois. Réparée, elle s’était arrêtée à nouveau. Il y avait vu, mi-sérieux, mi-plaisantant, une prémonition. «C’est mauvais signe», avait-il dit, en souriant, à son médecin traitant le Dr Sakhr Salem. Oui, Sakhr («rocher»), un prénom que l’on ne donne que dans le «jurd» de Akoura. Le Dr Salem raconte les derniers jours...