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Actualités - REPORTAGES

Société - La vengeance du sang, ou la justice familiale Des pratiques millénaires .. qui profitent aux politiciens (photo)

Dans les montagnes sauvages du jurd du Hermel, des centaines de personnes vivent hors la loi. Ce ne sont pas forcément des voyous ou des malfaiteurs. Au contraire, ils placent très haut les valeurs d’honnêteté, d’hospitalité et de générosité. Non leur problème, c’est qu’ayant exécuté leur propre justice, ils sont recherchés par la police et attendent, à l’écart de toute civilisation, une amnistie générale ou la prescription de leur condamnation. Ils ne se sentent pas coupables. Ils n’ont fait qu’appliquer la loi familiale, celle de la vendetta. On se croirait ici dans un autre monde. Les hommes y sont aussi arides que le paysage et ils vivent comme des sauvages, loin de toute civilisation, agglutinés en tribus primitives pour tenir le coup dans ce milieu hostile. Les Dandache, Zeayter et autres clans sont les seuls maîtres de la région et c’est leur loi, souvent rude et violente, qui règne. Ce ne sont pas vraiment des hors-la-loi ou de vulgaires malfaiteurs. Ils vivent simplement selon des structures anciennes, où le clan familial au sens large est le plus important des noyaux et où il ne faut compter que sur lui pour faire justice. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont choisi ces lieux inhospitaliers pour y vivre, car là, ils se croient à l’abri de l’État et de ses gardiens. Tout au long des années, cette zone sauvage a d’ailleurs hors de portée des services de l’ordre officiels, mais aujourd’hui, avec la prolifération des services de renseignements syriens et le renforcement des autorités libanaises, il n’est plus rare d’assister à quelques incursions militaires dans le coin. En tout cas, les services de l’ordre y ont leurs agents et c’est qu’ils composent avec la situation en place, ils n’en sont pas moins strictement informés de tout ce qui s’y passe. Des repris de justice, mais non des malfaiteurs Les services autorisés savent donc qui se cache dans ces collines du bout du monde. Mais s’ils n’interviennent pas c’est pour éviter un incident sanglant et un conflit qui pourraient relancer la loi du sang chez ces hommes qui ne connaissent pas d’autres moyens de faire justice. D’ailleurs un simple visiteur qui se présenterait par mégarde aux abords de «la zone dangereuse» risquerait fort de se faire agresser. Aussitôt, les multiples guetteurs dissimulés dans les anfractuosités des rochers ou derrière les arbres l’interpelleraient, fusils au poing, pour lui ordonner de rebrousser chemin. Il ne sera bien accueilli que si, comme eux, il fuit la justice de l’État pour avoir accompli celle de la famille. Dans ce cas, il bénéficiera d’un énorme élan de solidarité, quelle que soit sa confession ou son clan. De nombreux repris de justice appartenant à des clans de Tannourine, de Akoura, du jurd de Jbeil ou d’autres régions ont été ainsi accueillis, nourris et hébergés dans ces lieux qui ne s’ouvrent que si l’on montre patte blanche, en attendant que leur problème soit réglé. Certains y ont passé parfois plus de dix ans, dans l’attente d’une amnistie, d’une prescription ou d’une éventuelle réconciliation entre leur clan et celui des ennemis qui aboutirait au retrait de la plainte judiciaire. Parfois, ils se marient par procuration et leur femme vient passer quelques semaines avec eux, le temps de lui faire un enfant, avant de la renvoyer vers la civilisation, car une femme étant une denrée rare dans ces lieux, son séjour est assez pénible, même si le code d’honneur est toujours respecté. Il ne faut pas se rendre dans ces coins reculés avec les préjugés du monde dit civilisé. D’ailleurs, ce monde l’est-il vraiment ? Il n’y a pas si longtemps encore, la loi du sang régnait partout. Elle n’a reculé qu’à mesure que se développait le pouvoir de l’État, mais selon le Dr Massoud Younès, auteur d’un ouvrage sur la vengeance au Liban, intitulé Ces morts qui nous tuent, elle existe encore dans l’inconscient collectif. Le Dr Younès s’est intéressé à ce thème parce qu’il est lui-même originaire d’une région où l’on pratique encore la loi du sang. À Tannourine où il a grandi, il a vu plusieurs de ses anciens camarades de jeux pris dans cet engrenage et fuyant la justice étatique pour avoir répondu à l’appel du devoir familial. Des règles très strictes Selon le Dr Younès, la vendetta familiale se développe dans les milieux agro-pastoraux (où l’agriculture et le bétail composent l’essentiel de l’économie), où le village constitue une communauté de vie regroupant des familles souches élargies qui se confrontent ou s’allient selon leurs intérêts. Le litige du départ est matériel, mais il a surtout une valeur symbolique. Un membre d’une famille vient, par exemple, cueillir les fruits du verger de la famille rivale. L’enjeu peut paraître dérisoire. Mais dans les milieux ruraux, c’est une atteinte à la souveraineté de la famille sur son propre territoire. C’est en quelque sorte une non-reconnaissance de son autorité, injure inacceptable par excellence. Si l’agression se répète, il faut à tout prix donner une leçon décisive aux coupables, pour marquer son territoire et son autorité et surtout pour donner l’exemple. La famille se réunit aussitôt, sous la houlette de son chef, pour décider de la riposte. Le Dr Younès insiste sur le fait que la vendetta obéit à des règles très strictes. Il n’est pas question de s’en prendre à n’importe qui. Il faut que le message porte et fasse mal, sans que cela soit «injuste». Par exemple, on ne s’en prend jamais aux femmes ni aux enfants. Et si un jeune homme ayant des caractéristiques précises a commis l’agression, c’est lui ou son semblable qui paiera. La seconde famille se vengera à son tour et elle choisira pour victime une personne ayant les mêmes caractéristiques que celle qui a déjà péri. Souvent, l’origine du conflit se perd dans la nuit des temps, mais on sait dans les villages que deux familles sont rivales. Parfois, la rivalité oppose deux branches d’une même famille, pour des intérêts économiques ou autres. Le clan familial se resserre, mais il ne regroupe que l’ascendance ou la descendance paternelle, c’est-à-dire les membres de la famille qui portent le même nom. La famille du côté maternel ( la parenté de lait) n’est pas concernée par la solidarité «du clan». Mais les cousins paternels et les autres membres du clan ne peuvent pas échapper aux règles de la solidarité. Le chef décide de la riposte et celle-ci doit être exécutée. «Ces pratiques sont millénaires», précise le Dr Younès. «Elles ont pour effet d’arrêter le temps, puisqu’elles empêchent l’oubli tout en évitant l’éclatement d’un conflit généralisé, puisqu’elles obéissent à un code déterminé». Grâce à la vengeance familiale, le passé redevient le présent et la mobilisation se fait autour du passé conflictuel, que les faits évoqués soient vrais ou faux, la mémoire n’ayant jamais été considérée comme une science. Selon le Dr Younès, cette démarche a d’ailleurs été utilisée pendant la guerre, les chrétiens se ressoudant autour de l’idée des massacres de 1860 et les druzes se mobilisant pour un passé sanglant... D’ailleurs, selon ce spécialiste, les récentes élections municipales ont montré que dans les villages, la structure clanique est encore prédominante. Le choix des listes électorales se base sur le critère familial, les familles étant considérées comme des clans apportant un certain nombre de voix. Il y a d’ailleurs eu de nombreux incidents entre des familles rivales ou des souches rivales avant, après et pendant ces élections. Quand un drame de ce genre se produit, la première démarche est d’éviter que les autorités ne s’en mêlent. Ce qui devient de plus en plus difficile avec l’extension du pouvoir de l’État. Lorsqu’il y a mort d’homme, une enquête doit nécessairement être ouverte, qu’il y ait plainte ou non. Conscient des problèmes que cela risque de poser avec les structures claniques de la société, le législateur a prévu ce qu’il a appelé «le mobile honorable». Cette disposition permet au juge d’accorder des circonstances atténuantes au coupable ayant agi pour un mobile honorable. Le clientélisme nourrit les structures claniques En principe, cela devait être une disposition provisoire en attendant que la société évolue et renonce aux pratiques de la vengeance du sang et de la justice privée. Mais au lieu d’évoluer, la société régresse et les pratiques se poursuivent posant souvent un problème aux juges. Il arrive ainsi souvent que les avocats des deux familles rivales parviennent à un accord et, dans ce cas, si le juge prononce une condamnation sévère (comme cela devrait être le cas lorsqu’il y a crime prémédité), il fera échouer la réconciliation et risque de provoquer un nouveau bain de sang, la famille du coupable accusant l’autre d’avoir pesé sur la décision du juge, etc. Un véritable imbroglio et, au lieu d’une victime, le juge pourrait se retrouver avec d’autres morts. Sans compter les interventions des leaders locaux, qui souvent nourrissent les rivalités entre les familles pour pouvoir mettre les réconciliations à leur crédit... électoral. La justice étatique est ainsi neutralisée, mais le pouvoir des leaders locaux est consolidé. Et nul ne fait quoi que ce soit pour que cela change. Apparemment, le système, s’il bloque la justice, convient aux politiciens qui cultivent ces structures favorisant le clientélisme. Et l’État, au lieu d’être unitaire comme il le devrait, est devenu un lieu de disputes entre des positions de pouvoir partagées entre les communautés. Les charges se répartissent entre les confessions et celles-ci deviennent solidaires dès qu’un soupçon de réduction de pouvoir se profile à l’horizon. C’est donc exactement la même structure que celles des clans familiaux, mais dans un cadre plus large. Et comme dans les clans, les familles politico-religieuses se réconcilient sur base de partage des charges étatiques, et la puissance des clans est inversement proportionnelle à celle de l’État. Selon le Dr Younès, «le système clientéliste renfloue celui des familles» et les politiciens locaux s’empressent d’aider les familles impliquées dans une vendetta soit en intervenant en faveur du coupable soit en organisant une réconciliation au cours de laquelle le clan de la victime recevrait des compensations matérielles et symboliques. La violence interfamiliale n’est plus ainsi une tradition, mais une véritable institution qui obéit à des règles précises et sert les intérêts de la classe politique. Pour y mettre un terme, c’est l’ensemble du système qu’il faut changer en développant une conscience citoyenne chez les Libanais. Le veut-on réellement ? C’est la grande question.
Dans les montagnes sauvages du jurd du Hermel, des centaines de personnes vivent hors la loi. Ce ne sont pas forcément des voyous ou des malfaiteurs. Au contraire, ils placent très haut les valeurs d’honnêteté, d’hospitalité et de générosité. Non leur problème, c’est qu’ayant exécuté leur propre justice, ils sont recherchés par la police et attendent, à l’écart...