Phobie

Non, non et non, décidément, je n’y arrive pas, je n’arrive pas à les aimer, j’ai tout essayé pourtant, les tickets à l’unité, à la semaine, la carte mensuelle, l’automne, l’été, rien n’y fait… Prenez : neuf fois sur dix, ils sont définitivement déglingués, le dernier-né date sans doute de 1972, ou mars 75 au grand maximum, ils sont gris et moches, il faudrait beaucoup de karshers pour arriver à leur enlever ne serait-ce que la moitié de leur poussière, et même avec les nouveaux, ceux sponsorisés, annexés par les trois w gloutons, je n’y arrive pas : ce rouge, ce jaune m’agressent, agacent mes rétines. Regardez : mais regardez un peu l’intérieur complètement usé et mité, le faciès las, tellement las du chauffeur, la gueule itou des usagers, tout collés les uns aux autres, rabougris, et cette odeur de transpiration rance, de parfum bon marché dès l’aurore, non c’est impossible, je ne les aimerai jamais. Imaginez : ils s’arrêtent toutes les trente secondes, et ça monte, ça klaxonne, ça descend, ça tousse, ça vocifère, ça piaille, ça s’engueule, ça cahote surtout, ça secoue dans tous les sens, nos belles routes ultra-asphaltées, marre d’être trimbalé comme une vieille laitue, non, non et non, je ne les aimerai jamais. Aujourd’hui, pour mon rendez-vous d’Aïn el-Remmaneh, je prendrai un taxi, j’irai à pied, à vélo, je louerai un chameau. Et j’ai un aveu, une confession, terrible, honteuse à faire : même s’ils avaient été sublimes et flambant neuf, moi seul à l’intérieur, télé 16/9e, mini-bar et roses jaunes partout, je ne les aimerais toujours pas. Hey ! je crois que je viens d’inaugurer une nouvelle phobie, en fait, je la traîne même depuis 25 ans et non, j’ai trop peur, je ne guérirai pas, je n’aimerai jamais les bus libanais.