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Actualités - ANALYSE

Une autre barbe à papa, s’il vous plaît...

 Lentement, il s’est mis à déguster sa barbe à papa. Très lentement. Hier, en quittant la place de l’Étoile, il a demandé à son chauffeur de l’arrêter devant un marchand ambulant, un marchand ambulant de barbes à papa, ensuite il a été s’asseoir sur un banc public, juste en face de la grande bleue. Maintenant il peut tout se permettre, et puis c’est son droit, il a toujours raffolé des barbes à papa, ces délices roses et ultrasucrés ont accompagné chaque étape importante de sa vie. Sans exception. Hier, avant de quitter la place de l’Étoile, il a assisté à l’élection du président de la nouvelle Chambre. Il a vu, pour la première fois depuis tellement longtemps, l’urne lui passer sous le nez... Peut-être a-t-il automatiquement, instinctivement, tendu la main pour y glisser une enveloppe imaginaire. La tête basse, les mains (trop) sagement posées sur les genoux, le vieil homme écoutait sans rien entendre, regardait sans rien voir : il était pathétique. Et digne, si digne, si pathétique, une petite, toute petite fin... Personne ne l’a vu quitter l’hémicycle, seul le président encore une fois réélu l’a raccompagné jusqu’à la porte, il l’aime bien le président... Mais lui, il s’en moquait. Il a juste souri au «wahad, tnén, tlété, Nabih ya hayété», ensuite ça y est, il planait, bien au-dessus de tout ça, il ne pensait plus qu’à sa barbe à papa. Déjà, il en salivait... Même scénario il y a quelques jours, il y avait le secrétaire général du parti de Dieu qui racontait aux yeux du monde qui a été kidnappé et comment, et lui, lui était à ses côtés, silencieux, jaune, lui le Premier ministre encore en exercice devenu caution malgré lui... Souvenirs qui commencent à s’égréner, le soleil qui tape fort, une dame qui fait son jogging, il a soudain eu cette envie folle, se lever, aller vers le marchand de barbe à papa, en voler une, et puis courir, courir à en perdre haleine, et entendre derrière lui, pour la première fois de sa vie, la rue scander, ses anciens collègues scander «voleur, voleur, voleur», il en aurait apprécié la sonorité jusqu’à la jouissance. Un Libanais honnête homme, quel que soit son métier, à un moment ou à un autre, n’en peut plus de traîner son honnêteté comme un boulet. Mais il ne l’a pas fait. À 71 ans, on ne se refait plus. Il a juste dit, d’une petite voix qui s’excusait presque, «une autre barbe à papa, s’il vous plaît...» Tout revenait, à la cadence d’un ressac, rythmé par les vagues qui s’écrasaient doucement sur les rochers. Ses cours d’éco et de finances à l’AUB, les banques qu’il dirigeait, le président Sarkis qui lui a «offert» le Sérail, ces disputes interminables, avec Fouad Boutros, le président Sarkis qui n’était plus son ami, la première invasion israélienne, Rachid Karamé qui explosait en plein vol, Michel Aoun et ce pauvre Edmond Naïm qui n’en finissait pas de faire la navette... Novembre 98 revient comme une évidence, juguler cette «putain de dette publique», lutter contre la corruption, redresser l’administration, et tout ça... «Est-ce que ma loi électorale était si mauvaise, est-ce que ma politique d’austérité a vraiment paralysé le pays, est-ce que j’ai réellement contribué à améliorer les libertés publiques, est-ce que j’ai suffisamment appuyé la Résistance, est-ce que l’héritage des précédents Cabinets était tellement ingérable, est-ce que les Beyrouthins me détestent...» Toutes ces questions s’alignaient sous son crâne, le fatiguaient, demain il a beaucoup de travail, il faudra aller au Caire préparer le sommet arabe, il y participera aux côtés de son grand ami le président de la République... Et après ? «Après, je voudrais que l’on me foute la paix, je voudrais ne plus jamais entendre parler de politique, je voudrais aller cultiver mon jardin.» Et manger des barbes à papa avec vos petits-enfants ? «Je n’en ai qu’un seul. Mais oui, pourquoi pas ?». Sélim Hoss, jusqu’à nouvel ordre, a terminé sa carrière politique. Jusqu’à nouvel ordre, il en a complètement raté le couronnement. Le plus honnête des dirigeants libanais mérite, aujourd’hui, plein, plein de barbes à papa. Ziyad MAKHOUL
 Lentement, il s’est mis à déguster sa barbe à papa. Très lentement. Hier, en quittant la place de l’Étoile, il a demandé à son chauffeur de l’arrêter devant un marchand ambulant, un marchand ambulant de barbes à papa, ensuite il a été s’asseoir sur un banc public, juste en face de la grande bleue. Maintenant il peut tout se permettre, et puis c’est son droit, il...