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Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - « Terres de Békaa », de Houda Kassatly Avant qu’il soit trop tôt, trop tard

Il a fallu à Houda Kassatly trois années de prospection ethno-photographique dans quelque 270 villages, villes exclues, de la Békaa (cazas de Hermel, Baalbeck, Zahlé, Békaa-Ouest, Rachaya) pour mener à bien son entreprise de fixer sur pellicule, in extremis, avant leur élimination totale, les dernières maisons rurales vernaculaires de cette région, ultimes vestiges d’une architecture en terre «qui fut autrefois la norme et qui est aujourd’hui l’exception». Du reste, les plus beaux spécimens semblent avoir déjà disparu, puisque ces habitations étaient celles des riches notables aussi bien que des paysans pauvres. Malgré leur confort thermique indéniable, chaudes l’hiver, fraîches l’été, elles présentaient tellement d’inconvénients, notamment la contrainte du redamage perpétuel de la toiture en terre battue à l’aide de la «mahdalé» (cylindre en pierre) pour en assurer l’étanchéité, qu’elles ont été abandonnées dès que les conditions économiques et sociales l’ont permis. En sorte que ne subsistent encore que les maisons des paysans démunis, incapables de se construire une modeste bâtisse en dur, voire un toit en béton, et encore moins une de ces villas extravagantes, bombastiques et ostentatoires qui se sont mises à pulluler ces dernières années, accentuant encore le fossé visuel entre nantis et déshérités, alors qu’autrefois les demeures des gens aisés se fondaient dans un contexte bâti relativement harmonieux, évitant de se singulariser par cet excès de luxe, de mégalomanie et de laideur. Autres temps, autres mœurs : il faudrait peut-être un jour leur consacrer à leur tour une étude ethno-architecturale. Parfois, les habitants des maisons en terre, surtout les jeunes, qui n’ont aucune idée du patrimoine qu’elles représentent, en éprouvent de la gêne et de la honte devant la photographe avant de finir par être flattés par l’intérêt qu’elle manifeste pour leur logis, dévalorisé à leurs propres yeux. En effet, Houda Kassatly, dont l’ouvrage s’intitule Terres de Békaa : l’aménagement de l’habitat rural sur le haut plateau libanais, traite (en 420 photographies en couleurs et 67 schémas) non pas des matériaux, des modes et techniques de construction qui relèvent d’une étude spécialisée elle-même urgente – d’autant plus que la chaîne de transmission des «moallems» d’antan, artisans-architectes anonymes du cru, s’est rompue en plus d’un point et que la mémoire collective des habitants, même des vieux, est défaillante – mais, si l’on peut dire, de l’architecture d’intérieur de ces maisons anciennes dont les parois en terre – même si les murs extérieurs sont parfois en pierre – sont moulées et lissées, avec, creusées dans leur épaisseur, de multiples niches à fonctions spécifiques et aux formes géométrico-organiques. Un problème de design En fait, ces maisons, qui n’utilisent que les matériaux disponibles dans l’environnement naturel de manière à s’y inscrire en le respectant, au point que parfois la couleur des murs prolonge en hauteur celle du terrain, répondent à un mode de vie particulier, celui du paysan obligé de subsister en autarcie, surtout en hiver. Elles sont la solution à ce qu’on appellerait aujourd’hui un problème de design : comment faire vivre un maximum de personnes et assurer leur approvisionnement permanent dans un minimum d’espace en le préservant des impuretés et souillures du dehors, même au prix de la promiscuité et de l’impossibilité de s’isoler ? La réponse, d’une sagacité, d’une simplicité, d’une sobriété et d’une ingéniosité remarquables, est la division de l’espace disponible en deux parties : une réserve à provisions, «bayt el-mouné», ou «khazné», séparée de la pièce de vie unique, séjour à usage pluriel (recevoir, se reposer, dormir, cuisiner en hiver, manger, etc.), «ard el-bayt», surhaussé en «mastaba» par rapport à la cuvette d’entrée, «atbé» ou «ta’tibé», et que l’on ne foule que déchaussé. La multifonctionnalité, la modulabilité selon les besoins de cette surface indivise, entraîne automatiquement l’élimination des meubles inutiles – tout se passe au ras du sol – et l’exploitation optimale des parois, surtout quand elles sont simultanément celles des silos de «mouné» (légumineuses, blé concassé, farine, sel) dont les ouvertures d’ensilage, «buz», se situent alors dans les grandes niches – «yuk» ou «mafrach», «mahmal», «taqet el-ferch» – pour l’entreposage du matériel de couchage, matelas pliables et literie, qui sont elles-mêmes entourées de niches moyennes, «khrestané», garde-manger munis de battants en bois, de petites niches, «khrak» ou «taqa», pour recevoir les objets à conserver à portée de main, entre autres la «taqet el-jarra», la niche de la jarre d’eau près de la porte d’entrée, qui a droit à un traitement spécial, et de trous de récupération des grains, «jeyezé» ou «zal’um», bouchés par des boules de chiffons : cela donne de véritables compositions artistiques (involontaires ?) admirables de cohérence utilitaire, d’équilibre plastique et d’harmonie esthétique. Et qui sont rehaussées par les empilements multicolores de «ferch» et de «lehf» bariolés, qui sont des «accumulations» à la Arman avant la lettre, et les couleurs vives et contrastées des boiseries qui garnissent parfois les niches, ajoutant encore au plaisir de l’œil, du nôtre s’entend, mais aussi sans doute de l’œil des occupants et des «moallems» inconnus qui, à l’origine, ont conçu et perfectionné ce singulier et subtil système d’occupation de l’espace qui a dû subir une longue évolution avant de trouver son ultime formulation. La «khazné», à son tour, est pourvue de niches nombreuses et de silos plus ou moins gros, «tawabit» et «kweiyer», avec des niches et motifs décoratifs surmontant la porte qui y donne accès. Compenser le dénuement Houda Kassatly note que la décoration des murs à l’aide de motifs géométriques, floraux et animaliers, de tessons de miroirs, d’assiettes, de coupes de faïence cassées, d’étagères en «vide-poche», d’étagères haut perchées, presque au plafond, pour exhiber la vaisselle et les cuivres du ménage, sert souvent à compenser le dénuement de ces intérieurs dépouillés. Les murs chaulés, parfois peints en bleu («nil») accueillent également des «masrajat», étagères pour «sraj» (lampe à huile en argile), ou «qandil» (lampe à pétrole), des nattes de prière à forme conique en «halfa», des tapis décoratifs, des portraits photographiques, des panneaux en vannerie, des étagères à coutellerie, des patères à habits, des tissus bigarrés pour voiler les niches et la cheminée d’angle, «wjak» ou «maouqadé» et «dakhoun», dont le rebord est lui aussi garni d’objets divers mis en valeur. La documentation abondante avec de nombreuses variantes sur tous les sujets abordés est à la fois précise et belle, réalisée par une photographe qui connaît à fond son métier et qui a l’œil de l’ethnologue attentif au moindre détail significatif. Son livre comporte, entre autres, un chapitre substantiel sur la toiture en terre battue reposant sur un lit de matière végétale soutenu par une charpente composée d’une poutre maîtresse, «jisr», en bois de «lezzab» (genévrier de Tauride), des poutrelles en travers, «nakkad», le tout supporté par un pilier en bois de peuplier à chapiteau en forme de croissant de lune ou de cornes de taureau, éminemment propitiatoire. La terre battue est étanchéisée avec de la «hawwara», mélange de bouse de vache, de paille et d’eau. On accède à cette toiture, «espace de travail, espace de vie», où les femmes préparent la «mouné» en été en prévision de l’hiver très rude dans cette région, et qui communique avec l’intérieur de l’habitation par une ouverture dite «rozana» ou «qaffa’a», par des échelles dont de nombreux spécimens sont illustrés. D’autres chapitres traitent des étables «zribé», (où les admirables planches à trous garnis de silex que sont les «nawraj» qui servent à dépiquer le blé sont utilisés en guise de portes sommaires, ayant perdu leur usage premier), des portes avec leurs ferrures, serrures, cadenas, des seuils, du «tannour» (four à pain), des piliers, des charpentes, des chapiteaux, des coffres, des tapis, des moulures décoratives, etc. Un compendium de la civilisation domestique paysanne Bref, on a là, entre les mains, une sorte de compendium de la civilisation domestique paysanne de la Békaa et des régions limitrophes en Syrie et en Palestine où des modes de vie et des conditions naturelles similaires ont engendré une même approche de l’art d’aménager les habitations en terre. Ces modes de vie n’ayant plus cours, le paysan n’étant plus tributaire de sa «mouné», les habitants actuels ont réinterprété les fonctions des éléments architecturaux, inventant des usages inédits : mais cela même est signe de leur obsolescence. Cette architecture qui ne se trouve plus qu’à l’état de «réminiscence» (d’où les difficultés de repérage des maisons photographiées) est en voie d’extinction définitive : elle a «vécu son temps qui n’est plus le nôtre». L’entreprise même de Houda Kassatly, cette consignation scrupuleuse des traces qui subsistent, est le signe, dit-elle, de la «déliquescence» de son sujet. S’il ne faut pas «regretter» cette disparition d’une manière passéiste, encore faudrait-il songer à en préserver, sous forme de musée de la vie paysanne, au moins un spécimen représentatif : le musée d’Ebel el-Saqi ayant été détruit par les bombardements au Sud, il est urgent, si l’on veut garder, de tout cet aspect du patrimoine libanais et régional, autre chose que le beau et impressionnant livre d’images de Houda Kassatly, d’en constituer un autre avant qu’il soit, trop tôt, trop tard. En publiant l’un après l’autre deux ouvrages complémentaires qui viennent à point, L’habitation au Liban de Jacques Liger-Belair et Terres de Békaa de Houda Kassatly (produit par Naïla Kettaneh-Kunigk), les éditions orientalistes Geuthner ont réalisé un joli coup double et offert de belles étrennes à tous ceux pour qui mettre le cap sur l’avenir ne signifie pas nécessairement brûler les vaisseaux du passé. (Bientôt disponible en librairie, signature au Salon «Lire en français et en musique»). Joseph TARRAB P.S. Houda Kassatly dédie son livre à la mémoire du père André Scrima, qui vient de décéder. Je m’associe volontiers à ce geste d’amical fidélité envers un homme de grande intelligence, de grande culture et de grand cœur.
Il a fallu à Houda Kassatly trois années de prospection ethno-photographique dans quelque 270 villages, villes exclues, de la Békaa (cazas de Hermel, Baalbeck, Zahlé, Békaa-Ouest, Rachaya) pour mener à bien son entreprise de fixer sur pellicule, in extremis, avant leur élimination totale, les dernières maisons rurales vernaculaires de cette région, ultimes vestiges d’une...