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Actualités - CHRONOLOGIE

HISTOIRE - Un peuple qui se distingue par sa polyvalence Les Phéniciens et les autres Par Hareth BOUSTANY

Dans la lecture de ces pages aussi mystérieuses encore que le sont les événements de l’humanité des temps les plus reculés, les éléments qui nous viennent en aide sont vraiment des récits d’épisodes hors du temps, suspendus entre l’histoire et le mythe, qui projettent de rares rayons de lumière sur des contacts insoupçonnés entre les peuples de l’antiquité, qui ouvrent à peine les porte de la vérité sur des connexions incertaines du temps et de la chronologie, sur de pacifiques irradiations culturelles ou sur de pénibles expansions commerciales. Ce sont des échos de rencontres lointaines dans le temps et dont il ne nous est pas encore possible d’évaluer pleinement la portée. Dans l’interprétation d’une mosaïque où l’identification même d’un nom suffit seule à déplacer, sinon à bouleverser, les termes d’un exposé – d’autant plus fascinant que difficile –, l’apport concret et exact que peut fournir l’archéologie semble déterminant, cela va de soi. Et pourtant, dans le livre idéal qui raconte les merveilleuses aventures de notre passé, la place laissée aux points d’interrogation est toujours considérable. Et c’est vraiment un grand bonheur quand l’un de ces points, telle l’énigme des Phéniciens, trouve une solution complète ou partielle. Parmi les peuples qui appartiennent à notre passé, les Phéniciens se distinguent par leur polyvalence. Celui qui cherche dans les vitrines des musées les témoignages de leur artisanat (lequel atteint bien souvent les cimes d’une exquise perfection) reste interdit : formes et motifs égyptiens, sceaux mésopotamiens, lions hittites de l’époque la plus ancienne laissent peu à peu la place à des stèles helléniques, à des monnaies siciliennes, à des masques de vieux Spartiates et à des bijoux étrusques. On dirait que cet industrieux peuple de navigateurs et de marchands sans limites fut prêt à se mettre sur la ligne de ses clients, adaptant leurs modèles culturels et les adoptant à une synthèse toujours renouvelée. En réalité, le côté le plus intime de la civilisation phénicienne – et de son expansion punique, qui joua un grand rôle dans l’histoire de l’Italie et de Rome – est resté bien à l’abri des incursions étrangères : rites immémoriaux et institutions politiques jalousement gardées marquent la vie de la noblesse et du peuple, barricadés dans leurs cités entourés de hautes murailles. Réalité provisoire Les témoignages que les auteurs anciens nous fournissent de ce monde étrange viennent compléter le fruit des recherches des archéologues et montrent les différents aspects d’une civilisation qui a laissé son empreinte dans toute la Méditerranée. Peu nombreux, les habitants de la côte du pays de Canaan (le littoral syro-libano-palestinien) ont suppléé, avec une mobilité et une intelligence extraordinaires, à la rareté du matériel humain. Face à la puissante colonisation grecque, qui met en exploitation de vastes étendues de terrain et sape les bases mêmes des conditions de la vie pour les populations autochtones, regardées comme «barbares» sans culture, l’installation des Phéniciens se présente comme une réalité provisoire, au programme non agressif. Elle prend pied sur des îlots au large de la côte, donne vie à de petits centres sur d’étroites péninsules stériles, où le territoire, jusqu’à celui des cimetières, était pris en location aux habitants du lieu. La majestueuse Carthage elle-même avait commencé son histoire de la sorte, non différemment de celle de sa mère patrie, Tyr. Mais l’autre face de la médaille se trouve en mer. Là, les Phéniciens se trouvent dans leur élément, déployant un orgueil et une assurance impériale. Semblables en quelque en sorte aux Portugais de la Renaissance, dans les mers d’Orient, ils rançonnent implacablement la navigation étrangère, ils réclament et défendent le monopole absolu des ondes. Quelques ports seulement sont ouverts au commerce de la concurrence grecque et étrusque : Palerme, Utique et naturellement, Carthage. Tout le reste de la sphère d’influence phénico-punique, la péninsule ibérique, la Sardaigne et la Corse, la côte du Maghreb, est inaccessible : là, seuls les patrons de la mer peuvent commencer librement. Les traités conclus avec Rome le confirment. Même la valeur du talent d’or et d’argent est artificiellement maintenue basse par les seigneurs adroits des trirèmes ! Différente, sans doute, est la situation dans la Méditerranée orientale : là, on fournit des flottes aux puissants monarques d’Égypte, d’Assyrie, de Perse. Là, le trafic commercial déjà si actif au Xe siècle av. J-C aboutit aux centres du golfe Persique ou à ceux de l’Inde occidentale, si l’on fait crédit à l’identification d’Ophir avec le port lointain de Supara, dans les environs de Bombay. Là, on prépare plus tard, sous leur bannière, des entreprises d’exploration géographiques, comme la navigation autour de l’Afrique demandée au VIe siècle av. J-C par le pharaon Néchao, ou celle demandée par darius et menée par Scilace de Cariande jusqu’aux côtes indiennes. Biberons de terre cuite Dans sa patrie, en vérité, le Phénicien nous apparaît plus perméable au monde environnant que dans les colonies occidentales : là, il continue à parler l’ancienne langue canaanéenne, tandis que Tyr et Sidon – comme du reste l’arrière-pays – commencent déjà à adopter l’araméen. Dommage que la littérature de ce peuple survive en une partie infime seulement : disparus les hymnes adressés aux divinités douces et cruelles, qui certainement n’auraient eu rien à envier aux psaumes bibliques, disparues les sentences célèbres et la littérature sapientielle, disparues les chroniques locales qui durent fournir des matériaux à Philon de Byblos. Tous ce qui nous reste, c’est un fragment de la mythologie plus ancienne (récupéré fort heureusement dans la bibliothèque de la cité d’Ugarit, appartenant, par suprême ironie, à l’arrière-pays campagnard et montagnard de cette Phénicie dont la gloire était sur mer !) ; de même qu’une poignée d’inscriptions concises. Les apports culturels eux-mêmes en langue grecque des maîtres de la pensée provenant du monde phénicien, le platonicien Asdrubal Clitomaque de Carthage, les stoïciens Zenon de Citium, Zenon et Boetius de Sidon, Erillus de Carthage, sont aussi perdus ou conservés seulement en de rares fragments témoins. Le travail patient de fouille mené par les chercheurs nous restitue, il est vrai, des détails précieux sur la vie quotidienne, comme les biberons de terre cuite au col en entonnoir, les moules des pâtissiers et le mucus de murex employé dans l’industrie de la production de la pourpre, en rapport avec une vie de chaque jour plus modeste – mais non moins triste –, la brutale légende des sacrifices d’enfants, que les pages fantaisistes de Flaubert ont livrée à l’imagination de l’Occident comme un spectacle de somptueuse barbarie. Mais l’âme des Phéniciens reste pour nous fermée, comme un secret qui plane sur le sourire figé des masques égyptisants sur leurs sarcophages, ou sur quelques rares portraits des stèles funéraires. En confrontation avec ce mystère scellé par le temps, les mondes «exotiques» de la Chine, de l’Inde, de l’Égypte même nous apparaissent de façon bien plus ouverte, en termes parfaits de compréhensibilité et de «contemporanéité». Les Phéniciens restent, après tout, une partie de notre héritage, perdus toutefois dans les nuages du temps.
Dans la lecture de ces pages aussi mystérieuses encore que le sont les événements de l’humanité des temps les plus reculés, les éléments qui nous viennent en aide sont vraiment des récits d’épisodes hors du temps, suspendus entre l’histoire et le mythe, qui projettent de rares rayons de lumière sur des contacts insoupçonnés entre les peuples de l’antiquité, qui...