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HISTOIRE - Un mystère scellé par le temps Les Phéniciens, un peuple qui reste une énigme Par Hareth BOUSTANY

Les Phéniciens constituent une partie de notre passé, et pourtant ils restent un mystère scellé par le temps. Les mondes exotiques de la Chine, de l’Inde et de l’Égypte elle-même nous sont présentés de façon plus ouverte et plus compréhensible. Toute recherche historique suppose une sympathie réelle pour le peuple ou l’époque étudiés. On ne peut comprendre une civilisation que si, malgré l’éloignement dans le temps et l’espace, on arrive à pénétrer en elle et, en quelque façon, à la vivre. Une sympathie réelle pour un peuple ne naît qu’après lui avoir consacré une recherche approfondie. On essaiera de faire ressortir les particularités géographiques et humaines des ville cananéennes-phéniciennes et de leurs habitants et d’étudier leur comportement face aux défis de la nature et de leurs contemporains tout au long de leur longue histoire, car lorsqu’on a vécu longtemps avec eux, presque dans leur intimité, on finit par les voir avec d’autres yeux et leur porter intérêt ; ils étaient si actifs, si industrieux et même, à leur manière, si braves, si dédaigneux de la fatigue, du danger et de la mort. Pour ces qualités, on pourrait presque dire pour ces vertus, ils méritent l’estime et la reconnaissance. Si la question de la personne et de l’individu, au sein d’une collectivité, se pose actuellement avec une acuité toujours plus accrue, que dire alors de la collectivité cananéo-phénicienne. Nous avons cru bon, donc, de remonter les millénaires et d’essayer d’en savoir plus sur eux en étudiant tous leurs comportements à travers l’histoire. Il n’est pas aisé de disséquer l’activité fébrile de ce peuple et d’en dégager ce qui pourrait nous éclairer sur sa mentalité, son mode de vie et ses croyances. Nous le ferons pour plusieurs raisons : une de ces raisons pourrait, a priori, n’être que sentimentale. Car, du jour où il prend conscience de sa nationalité et de sa présence sur un coin de la terre, l’homme constate qu’il fait partie d’une ethnie qui forme avec lui une nation. S’il est un peu curieux, il essaie d’enquêter sur ses prédécesseurs et, de là, remonter jusqu’aux temps lointains des premières installations urbaines. Habitant de cette terre de Phénicie dont la majeure partie constitue aujourd’hui le Liban, nous avons voulu essayer de nous mettre à la place de ce peuple dont les conditions de vie étaient sensiblement les mêmes que les nôtres. Si actuellement nos villes ne sont pas plus ou moins autonomes comme étaient les cités phéniciennes, nous avons toujours plusieurs points en commun : d’abord le cadre géographique avec cette mer hospitalière, les ports et les montagnes ; nous avons la langue arabe qui est une cousine de la langue cananéenne et la langue araméenne liturgique qui plonge parfois ses racines et nous avec elle dans la nébulosité de l’histoire. Nous avons aussi pour voisins de grands pays dont le rôle a très peu changé depuis tant de siècles, que ce soit ceux du Nord, de l’Est, du Sud ou de l’Afrique du Nord. Il ne faut pas oublier enfin cet appel du large et ce goût de l’émigration et du commerce qui restent aussi vifs. Mystères et superstitions Mais il y a aussi un facteur très important qui est la vieille mentalité orientale avec ses mystères et ses superstitions, faite des résidus de tous les rites et des mythes qui ont vu le jour dans cette partie du monde. Cette mentalité-là ne s’acquiert qu’au contact des vieilles sociétés et des vieilles traditions qui ont cours jusqu’à maintenant au Liban. Et le fait de vivre en contact permanent avec les habitants de la montagne et de l’arrière-pays nous est d’une aide très précieuse. Les traditions archaïques n’ont pas encore totalement disparu et les termes techniques et certaines locutions sont loin d’appartenir à la langue arabe, ils découlent directement de la langue phénicienne en passant parfois par la langue araméenne. C’est pour cela qu’à trente-cinq siècles d’intervalle, nous avons l’impression de lire un dialecte libanais à peine altéré en lisant certains textes de Ras-Shamra-Ugarit. Il y a très peu de peuples et de civilisations au monde qui ont suscité tant d’intérêt et de polémiques en si peu de littérature. À lire certains ouvrages, on penserait que les Cananéens-Phéniciens n’y sont cités que pour être rabaissés, voire même dénigrés. L’histoire de ce petit peuple a été écrite, pour son malheur, par ses adversaires et ses ennemis. Nous pouvons ajouter à ceux-là les quelques savants qui, ne s’attendant pas à trouver tant de richesse intellectuelle, spirituelle et matérielle chez les Phéniciens, n’ont pas tardé à battre en retraite et à imaginer des solutions fantaisistes aux problèmes posés. Ceci, fort heureusement, s’est trouvé démenti par les fouilles récentes et les conclusions qu’on a pu en tirer. Il nous reste à souhaiter que les fouilles, de plus en plus nombreuses, puissent arriver un jour à nous fixer une fois pour toutes sur les problèmes et les énigmes non résolues qui ont entouré ce petit peuple aux destinées exceptionnelles. En vérité, il n’y avait pas de terre cananéenne propre, mais un chapelet de villes qui s’échelonnaient sur à peu près 400 km, le long de la côte de la Méditerranée orientale. Nous ne sommes sûrs de la présence d’un nombre important de ces villes qu’à partir du deuxième millénaire. La montagne du Liban était peu habitée, néanmoins ses habitants étaient groupés en petites communautés clairsemées dans les collines et étaient en relation constante avec les habitants de la côte, soit qu’elles les aidassent dans le commerce du bois et autres produits, soit qu’elles constituassent les stations et le relais sur les routes de commerce avec l’arrière-pays. Les principales villes charnières de la Békaa étaient Baalbeck qui contrôlait les routes commerciales du Nord, et Kundi ou Kumidi, aujourd’hui Kamed el-Loz, qui contrôlait les routes du Sud. Il est très probable que le pays de Canaan ait été, durant les trois millénaires de sa semi-autonomie, beaucoup plus peuplé qu’on ne le pensait, et les distances qui séparaient les villes n’excédaient pas parfois de beaucoup quinze kilomètres. Tout le littoral de la Phénicie n’a pas encore été fouillé et, à côté des villes dont on a retrouvé l’emplacement, il en existe peut-être autant qui attendent toujours pour livrer leurs secrets. Un paradis terrestre Tous les éléments favorables à un épanouissement de l’humain s’y trouvaient concentrés. Des monts de plus de 3 000 mètres de hauteur jusqu’aux plages immenses se succédaient, grandes forêts, herbes rares, vignobles, sources d’eau pure et terrains fertiles aptes à toutes les cultures. Tous ces avantages prédisposaient cette contrée à devenir un paradis terrestre ou à continuer à l’être, n’était l’inquiétude presque constante qui n’a pas cessé de se faire plus effective tout au long des siècles. C’est dans cette ambiance, et dictée par les nécessités du moment, que naquit et prit forme ce qu’on appelle la civilisation cananéenne-phénicienne. Dès le commencement de sa réussite comme commerçant et marin, la personnalité propre du Cananéen-Phénicien s’est affirmée comme étant celle d’un homme pieux, aimant la tranquillité, antimilitariste, mais sachant s’adapter en toutes circonstances aux exigences du moment. Les Phéniciens furent probablement obligés d’être antimilitaristes vu leur manque d’unité, l’exiguïté de leur territoire et leur nombre. Il ne suffit pas de renvoyer au cycle de Ba’l et ‘Anat pour au contraire dire qu’ils furent un peuple féroce et sanguinaire. Ils le furent peut-être en esprit mais très peu en pratique. Nous connaissons à merveille cette caractéristique de la mentalité sémitique et surtout arabe qui consiste à combattre férocement sur le papier lorsqu’on n’est pas en mesure de le faire sur les champs de bataille. Les textes sémitiques, les stèles (celle de Mésa’), les épopées et les poésies arabes préislamiques et classiques sont là pour illustrer ces exemples. Les textes phéniciens découverts principalement à Ras-Shamra sont venus confirmer presque tous les côtés de ce caractère. Cette souplesse du caractère des Cananéens-Phéniciens est mise en évidence non seulement dans la réussite de leur entreprise coloniale dans laquelle ils ont su s’adapter à des civilisations de loin inférieures à la leur, mais aussi dans leurs relations avec les grandes nations civilisées de leurs temps, à savoir les Égyptiens, les Hébreux, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses et les Grecs. Il suffit de lire les imprécations du prophète Ezéchiel contre Tyr, pour se rendre compte de l’orgueil qui a dû caractériser toutes les villes phéniciennes au plus fort de leur expansion. «Tu as dit : Je suis un dieu, j’habite une résidence divine au cœur des mers» (Ezéchiel, XXVIII, 2). Persévérance inlassable La souplesse et l’intransigeance combinées sont des qualités qu’on ne peut attribuer à n’importe quel peuple. Nous pouvons dire cependant que ces qualités faisaient partie des caractéristiques des Phéniciens. Nous sommes certains que ceux-ci ont fait partie inhérente de l’ensemble des nations et ont été intimement liés à leur histoire, on ne peut en aucun cas les détacher d’elles en se basant sur certaines circonstances particulières. «C’est surtout à sa situation au centre de Croissant fertile, au carrefour des grandes voies de communication que la Phénicie doit sa prospérité. Elle est par terre le lien entre la Mésopota- mie et Canaan et, au-delà, de l’Égypte, par mer entre l’Orient sémitique et la Grèce. Les habitants du pays ont d’ailleurs su admirablement exploiter ces avantages» (R. Largement). Les milliers d’années de grandeur phénicienne, les dangers et les vicissitudes qu’ils ont dû affronter et qu’ils ont surmontés, sont autant de garanties de leurs forces vives et de leurs énergies vitales. Ces qualités n’ont pas été l’apanage de beaucoup de peuples à travers l’histoire. L’aspiration au bien-être et au luxe du peuple phénicien décrite par le prophète Ezéchiel n’était que légitime ou tout au moins excusable, d’autant plus qu’il avait fait montre d’une capacité indiscutable à entreprendre les travaux les plus ardus avec une persévérance inlassable à travers toute sa carrière d’armateur, d’artisan, de colonisateur et de commerçant. «Ton revêtement était de toutes sortes de pierres précieuses : le rubis, le topaze, les brillants… les disques et les pendeloques que tu portais sur toi étaient en or ouvragé...» (Ezéchiel XXVIII, 13-16). Aucun peuple de l’Antiquité n’a travaillé régulièrement et autant que la majorité de la nation phénicienne. Aucun autre peuple aussi n’a profité comme le Phénicien des joies et des délices de la vie ; mais ses jours de repos ont été très courts, car, non seulement il devait gagner sa vie, mais il lui fallait aussi remplir les coffres des puissances toujours menaçantes à ses portes. C’est dans ce climat de joies et de larmes, de travail fébrile et de lutte pour la vie, que se développa la civilisation phénicienne. Charles Virolleaud dans son introduction à la légende du roi Danel écrit : «Mais si les Phéniciens d’il y a trente-cinq siècles estimaient qu’aucun hommage ne pouvait être, plus que celui-là (rendre la justice et prendre la défense des opprimés), agréable au cœur des dieux, n’est-ce pas la preuve que ces populations se faisaient déjà, de la divinité, une conception assez haute ?» René Dussaud, en parlant de l’organisation religieuse, écrit «qu’elle a profondément marqué le culte israélite jusqu’à laisser des traces dans nos sociétés occidentales». Et : «À travers la tradition juive, nos fêtes de Pâques et de Pentecôte conservent les fêtes agraires cananéennes. Le développement intellectuel du monde phénicien a été tel, qu’il a marqué fortement la littérature hébraïque ancienne. Aussi les commentateurs récents trouvent-ils des lumières nouvelles dans les textes d’Ugarit».
Les Phéniciens constituent une partie de notre passé, et pourtant ils restent un mystère scellé par le temps. Les mondes exotiques de la Chine, de l’Inde et de l’Égypte elle-même nous sont présentés de façon plus ouverte et plus compréhensible. Toute recherche historique suppose une sympathie réelle pour le peuple ou l’époque étudiés. On ne peut comprendre une...