Rechercher
Rechercher

Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - Mohamad el-Rawas : œuvres récentes Enracinées dans l’histoire

Tout, ici, est rouages, roues, poulies, manivelles, courroies, transmissions, fils, ficelles, machines célibataires qui ne machinent qu’elles-mêmes. Deus ex machina, M. El-Rawas se plaît infiniment à ces mécaniques de précision. Ces mécanismes d’horlogerie ou d’architecture – déconstruction constructive, construction déconstructive. De simple géométrie – section dorée, nombre d’or, incontournable pi, cercles, carrés, rectangles, parallèles omniprésentes qui ne se rencontrent jamais à moins qu’on ne les rabatte les unes sur les autres dans un store vénitien, paraboles, rhomboèdres, angles de tous degrés : même les membres des femmes dans ce monde sans hommes dessinent sans cesse des triangles et des coins orthogonaux. D’optique – rayons incidents, réfléchis. De géographie – horizon réduit à une droite blanche séparant deux nuances de bleu l’une marquée «sea», l’autre «sky». Cet étiquetage direct sur le tableau, parfois uniquement avec des lettres et des nombres, est une des passions de Rawas : «The Golden Mean» désigne la section en spirale parfaite d’un Nautilus Pompilius coulée en cuivre et plaquée or mais repeinte en blanc, sauf de minimes segments, parce que trop éclatante ; «The Windmill Operator» inscrit le titre de l’œuvre en s’y intégrant ; «Helen of Troy» flanque le portrait d’une jeune femme repeint d’après une œuvre de Peter Blake ; «The Underassistant Self Promotion Woman» souligne deux portraits, l’un photographique, l’autre pictural d’une femme qui nous toise de haut. Mirage Cette «Underassistant» renvoie à un titre des Rolling Stones – ici trafiqué – qui mène à son tour à une autre passion de Rawas susceptible de faire comprendre à quel point ses techniques mixtes et assemblages sont issus, dans leur perfectionnisme maniaque, de quelque chose qu’on pourrait appeler «The Rawas System», «The Rawas Syndrom» ou encore «The Rawas Paradigm» : sa passion pour la haute fidélité du son analogique, celui des disques vinyliques noirs. Non seulement il récuse le son numérique trop plat des disques compacts, mais il ne tolère, en fait de chaîne musicale, qu’une combinaison sophistiquée d’éléments (platine, bras, tête de lecture, pointe, tuner, amplificateur, enceintes acoustiques) dont chacun doit être le meilleur dans sa catégorie. Ce qui l’oblige à des bricolages artisanaux d’une précision allant jsuqu’à la fraction de millimètre, par exemple pour monter un bras d’une marque sur une platine d’une autre marque suivant les instructions et les plans détaillés du meilleur spécialiste mondial en la matière, toutes les étapes de l’opération étant dûment photographiées et documentées. C’est la reproduction parfaite du son qui compte – et cela, c’est une sorte de mirage inatteignable qui fait penser à «The Bird of Paradise» dont l’oiseau, agencé à l’aide de plaques d’aluminium découpées et de baguettes de cuivre, finit par «tomber du ciel» dans «The Fall From Heaven of the Bird of Paradise». Car on peut toujours faire mieux, à supposer qu’on a réussi à supprimer tous les échos de la salle et à localiser le point optimal d’écoute – avec des éléments encore plus performants et plus onéreux. Mais cela n’est pas pour décourager Rawas qui songe déjà à un «Return of the Bird of Paradise». On peut penser que Rawas ne s’intéresse qu’à la qualité acoustique du chant de l’oiseau, non à sa qualité musicale. On se tromperait : ce «Bird of Paradise» n’est pas un pur exercice de style. Le «paradis» est inspiré par un croquis du jeune Rawas datant de 1973, c’est-à-dire d’avant le déluge ou plutôt la chute, et représentant le jardin de l’Institut des beaux-arts à l’ancien palais de Justice près du Grand Sérail et de l’église Saint-Louis des Capucins à Bab-Edriss : soudain, le monde réél, qui peut sembler à première vue exclu des œuvres de Rawas, revient avec tout ce que ces lieux évoquent de significations multiples : le Beyrouth d’antan, le centre-ville, la vie insouciante des années d’étude – paradis vite perdu, dès 1975 : d’où la «chute du ciel» de l’oiseau qui est à la fois Rawas et sa ville et son «retour» annoncé, espoir de renaissance. Mais retourne-t-on jamais au paradis ? Surtout quand tant de serpents sifflent sur nos têtes ? Retrouve-t-on jamais le son authentique de l’orchestre quand on le reproduit ? Surtout quand tant de relais tendent à le dénaturer ? Le « paradigme Rawas » Le «paradigme Rawas» (ou le syndrome ou le système) se laisse également découvrir dans l’atelier de l’artiste : pinces, limes et autres instruments de bijouterie capables d’une extrême finesse, soudeuse électrique pour micro-soudures au cuivre qui étendent désormais les possibilités de montage et d’assemblage, plaque chauffante pour encaustique, foule de pinceaux spécialisés... À détailler tout cet arsenal, on se dit que la guerre a tellement marqué Rawas dans le tréfonds qu’il s’est senti, tout en en refoulant l’expression directe, compulsivement contraint de compenser son œuvre de destruction par une œuvre de reconstruction : collage et recollage, assemblage d’éléments disparates pour en faire une unité homogène. Rien ne le montre mieux que ses héroïnes – les hommes sont-ils absents parce qu’ils sont les artisans de la guerre démembrante qui accule Rawas à son travail de remembrement ? Ces héroïnes, qui sont peut-être, inconsciemment, la ville, le pays déchirés en multiples factions par des forces hétéroclites centrifuges, sont recomposées à partir de corps, de têtes, de mains appartenant à des modèles différents repérés dans des photographies, des peintures, des croquis anciens. Ce sont des créatures hybrides, des êtres composites. Dans «Amusement Park» les mains de la femme qui tire les ficelles du fantoche sont reprises d’une peinture de Euan Uglow, que Rawas avait découvert lors de ses études à Londres, alors que son corps et sa tête appartiennent à des top-models. Dans «Silly Love Song», la tête vient d’une carte postale marocaine, le corps, mais pas la robe, d’un personnage de Lucian Freud piqué au sein d’un groupe de Watteau. Transferts en cascade, réarticulations, recombinaisons pour créer l’image homogène d’une femme imaginaire qui pourrait virtuellement exister : cette existence virtuelle, c’est sans doute celle (encore hypothétique ?) d’une ville, d’un pays capables de fonctionner sans avoir besoin d’être tirés par des ficelles comme le mannequin en bois de «Amusement Park». D’être des entités hybrides mais viables et non des pantins articulés, seraient-ils acrobates, destinés à l’amusement de la galerie ou des éoliennes tournant au gré du vent («Windmill Operator») ou encore des enfants portés à bout de bras après avoir été chassés du paradis et réduits à se réfugier dans le mariage («The Institution»), guettant avec angoisse les sentences indéchiffrables de la machine oraculaire d’une quelconque sibylle michelangelesque («Delphic Sibyl at Work»). Cette sibylle de Delphes dont l’injonction muette est «connais-toi toi-même». Proximité des extrêmes Et, en effet, un pays qui ne se connaît pas est sans doute condamné à revivre indéfiniment son passé que décrit «Third-World Utopia» : un palais ultramoderne édifié sur un bidonville, une villa sur des taudis : n’est-ce pas ce télescopage de l’extrême pauvreté et de l’extrême richesse qui fut, entre autres, le détonateur de la guerre libanaise ? Et n’est-on pas en train de reconstituer cette explosive proximité des extrêmes ? Les œuvres de Rawas peuvent bien paraître de prime abord détachées de la réalité, exclusivement soucieuses d’exploiter le champ de la culture, de le cadrer et recadrer, elles sont enracinées dans l’histoire de ce dernier quart de siècle. Les stores qui peuplent ses œuvres de lamelles parallèles qui, à l’image de nos factions, ne peuvent se retrouver qu’en s’entrechoquant, suggèrent aussi, par leur double mouvement d’occultation-divulgation, qu’il y a quelque chose d’autre derrière ce qui saute aux yeux. Et qui l’aura saisi, en fin de compte ou de partie, comme le nu de «The Finale», qui est un modèle réel, non hybride, une femme en chair et en os, pourra, malgré la guitare désarticulée – le son parfait est lui aussi un être complet en chair et en os – lever son verre «à votre santé». À la vôtre. (Galerie Janine Rubeiz) Joseph TARRAB
Tout, ici, est rouages, roues, poulies, manivelles, courroies, transmissions, fils, ficelles, machines célibataires qui ne machinent qu’elles-mêmes. Deus ex machina, M. El-Rawas se plaît infiniment à ces mécaniques de précision. Ces mécanismes d’horlogerie ou d’architecture – déconstruction constructive, construction déconstructive. De simple géométrie – section...