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Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - «La calligraphie arabe dans l’architecture : les inscriptions dans les monuments islamiques de la ville de Tripoli à l’époque mamelouke» Un phénomène unique en son genre

Il était grand temps de s’intéresser à l’extraordinaire patrimoine architectural et artistique mamelouk de Tripoli, ville créée de toutes pièces par le sultan Qalawûn après sa victoire en 1289 sur les Croisés dont il fit démolir la ville côtière, préférant construire un nouveau Tripoli, «Trablus al-Moustahdassa», à l’intérieur des terres, sur les rives du fleuve Qâdisha. Les deux parties de la nouvelle installation, «mina» (port) et «madina» (cité) , sise au pied de la citadelle de Saint-Gilles préservée de la destruction, étaient séparées par des vergers plantés sur le site de la ville anéantie. Fonctions multiples Cette néopolis, qui devint le siège d’un vice-sultanat, subsiste en grande partie et représente un véritable musée urbain vivant s’étendant sur plus de 30 hectares, ensemble cohérent de monuments dont beaucoup fonctionnent encore : neuf mosquées, 16 madrassas (écoles coraniques), 3 hammams, 5 khans, un mausolée, une fontaine, une khanqa (centre soufi), une mawlawiya (centre soufi), un édifice militaire en ruine. Certains ont disparu, la plupart perdurent et sont dotés d’inscriptions spectaculaires intégrées dans l’architecture sous forme de panneaux, de bandes, «tiraz», le long des murs, sur les linteaux des portes, au-dessus des fenêtres, en tout cas à des endroits de visibilité maximale puisque ces textes, gravés dans la pierre ou ciselés dans le marbre, étaient destinés à la lecture et pas seulement à l’ostentation. Le plus souvent en calligraphie «naskhi», parfois mêlée de «thuluth», plus rarement en «kufi» géométrique, fleuri, folié ou tressé, ils devaient être aisément déchiffrables, contrairement aux inscriptions ornementales dans les édifices musulmans d’autres époques et d’autres régions. Il semble qu’ils aient eu des fonctions multiples : mettre en valeur les noms des fondateurs, les dates de construction et de rénovation, les signatures des architectes, les édits et les décrets officiels, les extraits de «wakfiyas», textes établissant des dotations perpétuelles en biens de mainmorte, «wakfs», précisant souvent les sources des revenus affectés à l’entretien d’une école par exemple, les modalités de gestion, voire les émoluments des savants, la rémunération des gardiens, etc., des libellés de donation, des vers et du Coran. Comportant parfois des malédictions à l’encontre de ceux qui porteraient atteinte au monument, ils pourraient avoir contribué à préserver ces édifices pendant 7 siècles, l’âge d’or mamelouk de Tripoli n’ayant duré que 225 ans. Le tissu urbain originel Une des 12 contributions savantes de cet ouvrage collectif, coédité par la Fondation du patrimoine, l’Association pour la sauvegarde des monuments de Tripoli et l’Établissement arabe pour la culture et les arts, suggère une fonction implicite plus générale : les Mamelouks, esclaves étrangers ayant accédé au pouvoir, tenaient à démontrer par ce luxe d’inscriptions monumentales leur attachement à la langue arabe et donc à la civilisation islamique à laquelle ils ont d’ailleurs puissamment contribué, entre autres par la multiplication des institutions pédagogiques, le développement sans précédent de l’ornementation géométrique polygonale («khayt»), du damasquinage, etc. Par leur contenu et par leur forme, ces inscriptions, qui vont de la brève citation coranique au long texte juridique, apportent de précieuses données socio-économiques et religieuses sur l’époque. Axé sur les inscriptions et donc sur les monuments qui en comportent, l’ouvrage laisse hors de son champ de vision le tissu urbain originel (rues, ruelles, places, maisons, boutiques, souks, khans, etc.) qui se perpétue dans le vieux Tripoli et qui est rarement étudié puisque, déjà, les grands monuments eux-mêmes sont souvent dans un état de négligence calamiteux : les photos montrent involontairement – en tout cas ce n’est pas leur but – la dégradation actuelle d’édifices magnifiques, véritables joyaux d’architecture dans l’absolu, parfois réduits à n’être que de grandes poubelles : l’herbe pousse sur les murs ; dans les cours, devant de superbes portails désaffectés, s’entassent des caisses au rancart ; des affiches électorales ou religieuses défigurent les façades ; des immeubles récents s’appuient sur des coupoles et même s’y enfoncent en partie, et j’en passe. Un coup d’œil sur la carte de la ville ancienne montre à quel point elle a été transpercée en tous sens par les voies de circulation. Cependant, un véritable circuit de rues piétonnes permet de relier et de rallier la plupart des monuments à travers un tissu urbain extrêmement dense, de plus en plus menacé dans sa cohérence et sa logique originelles (la ville était partagée en plusieurs quartiers dotés chacun d’une mosquée, d’une madrassa, d’un hammam, d’un khan, etc.) par la prolifération actuelle des grands immeubles. Une nouvelle conscience Il y a là un patrimoine architectural et urbain d’une valeur historique, culturelle et esthétique inestimable. Pourtant, il est méconnu, ignoré, parfois même méprisé (peut-être à cause du véritable dénigrement des Mamelouks et de leurs apports qui fut longtemps la règle), en tout cas traité sans grand ménagement par les Tripolitains eux-mêmes. Ces dernières années, une nouvelle conscience semble s’être fait jour de l’importance non seulement locale et nationale, mais internationale, universelle plutôt, de cet héritage qui fait de Tripoli (dont la première fondation remonte au VIIe siècle avant notre ère) une ville unique en son genre, puisqu’il n’existe actuellement aucune autre ville arabe créée de cette façon, après avoir fait table rase de ce qui la précédait, une ville susceptible un jour d’être inscrite sur la liste du patrimoine de l’humanité si les efforts des instances concernées (le ministère de la Culture, la fondation, l’association et l’établissement qui ont mis en œuvre cet ouvrage de lecture aisée pour le grand public même si son sujet peut sembler ardu ou spécialisé) finissent par porter leurs fruits : encore faut-il qu’auparavant des mesures appropriées soient prises, y compris et surtout au niveau de l’État, pour préserver cet ensemble exceptionnel du délabrement et de la dégradation pure et simple : la comparaison entre l’état des lieux en 1909 et 1983, dates d’études importantes, et en 1999 prouve qu’un certain nombre de bâtiments ont été détruits, notamment au cours du réaménagement du lit du fleuve Abou Ali en 1955 après des inondations catastrophiques. L’aberration du décapage Paradoxalement, l’une des menaces les plus sérieuses pour les monuments anciens, souvent dénoncée par des architectes-restaurateurs comme Sadek Tabbara, qui a conduit les travaux de restauration du Khan el-Khayyatine il y a quelques années et que l’archéologue Hassan Salamé Sarkis monte en épingle dans sa contribution, est la méthode en vogue depuis une dizaine d’années qui consiste à décaper les murs extérieurs et intérieurs de leurs enduits originels au lait de chaux sous prétexte de restituer la «vérité» de la pierre et de mettre en valeur les structures architecturales ainsi révélées, mais surtout dans l’absurde et fausse conviction que les bâtiments anciens ont été défigurés par les enduits qu’il faut à tout prix enlever pour retrouver l’état historique premier : en fait, c’est tout le contraire, c’est le décapage qui est un contresens historique et un non-sens fonctionnel. L’apparence des murs en pierre à l’appareillage visible flatte le goût actuel de «l’authentique», mais ce sont les murs enduits à la chaux, qui nous paraissent banals et sans intérêt, qui étaient la norme. La pierre utilisée dans les bâtiments décapés, à Tripoli comme ailleurs, n’est pas la pierre dure des citadelles et des maisons dites libanaises, mais une pierre «ramlé» poreuse, vulnérable aux intempéries, à l’humidite, aux moisissures : beaucoup de murs décapés depuis longtemps présentent d’ailleurs des creux importants, la pierre étant rongée par les éléments. Cela pose le problème de leur survie : en fait, s’ils n’avaient pas été enduits dès l’origine, ils se seraient effrités depuis belle lurette. À l’intérieur, le pouvoir réflecteur de la couleur blanche était primordial pour assurer un éclairage convenable avant l’introduction de la lumière électrique qui peine à illuminer des pierres nues qui l’absorbent. Des maisons beyrouthines du XIXe siècle sont actuellement soumises à ce traitement aberrant pour des raisons esthétiques contemporaines qui n’ont rien à voir avec la tradition architecturale. « La Bien-Gardée » Ces quelques considérations reflètent mal la richesse d’informations et d’analyses des articles, courts mais denses, rédigés par des spécialistes réputés, de cet ouvrage trilingue qui vient à son heure, à un moment où l’architecture libanaise, tant vernaculaire que citadine, ancienne, moderne et contemporaine, suscite un regain d’intérêt et d’études. À travers le thème apparemment étroit des inscriptions monumentales, il évoque une des pages culturelles les plus brillantes de l’histoire de ce pays et met en lumière, en le situant à sa juste place, le phénomène absolument unique par sa nature, son ampleur et sa qualité de l’urbanisation mamelouke de Tripoli «al-Mahroussa», «la Bien-Gardée». Dans l’espoir qu’elle finisse par mériter, grâce à des initiatives de sauvegarde et de restauration adéquates, cet attribut qui semble aujourd’hui si mal et si peu lui convenir. Joseph TARRAB
Il était grand temps de s’intéresser à l’extraordinaire patrimoine architectural et artistique mamelouk de Tripoli, ville créée de toutes pièces par le sultan Qalawûn après sa victoire en 1289 sur les Croisés dont il fit démolir la ville côtière, préférant construire un nouveau Tripoli, «Trablus al-Moustahdassa», à l’intérieur des terres, sur les rives du fleuve...