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Actualités - OPINION

REGARD - Rétrospective Paul Guiragossian Achille et la tortue

Paul Guiragossian (1926-1992) fut l’un des rares peintres de sa génération à accorder la primauté, autrement dit la dignité absolue, à la figure humaine, en une époque où il était de bon ton, comme il l’est toujours d’ailleurs de défigurer, d’écraser ou de liquider l’homme en réalité et en peinture. C’est à travers le corps et le visage qu’il s’est employé, par la magie du dessin et de la couleur, à traduire tous ses états affectifs, émotionnels et mentaux. Par l’autoportrait d’abord, ensuite par la mise en scène et en jeu de son entourage immédiat, sa mère, sa femme, ses enfants, ses amis, ses voisins de Bourj-Hammoud, les portefaix et autres travailleurs des souks du centre-ville. À mesure que le cercle de famille s’élargit, c’est le groupe qui finit par prévaloir sur l’individu, en perdant son identité particulière pour assumer l’universalité de l’humaine condition en tout temps et tout lieu. Un inachèvement conjuratoire Dans la rétrospective de la galerie Emmagoss, il y a un admirable tableau grand format perdu et retrouvé fortuitement, il n’y a pas longtemps, derrière des panneaux de masonite dans l’atelier désaffecté de Bourj-Hammoud. Resté inachevé, il date des années cinquante et représente à gauche la famille du peintre, au centre le peintre lui-même avec deux modèles masculin et féminin nus, tous debout, à droite sa vieille mère le dos voûté, tassée par l’âge sur sa canne et restée, à la différence des autres personnages, partiellement à l’état d’ébauche. Plusieurs années après l’avoir laissé en plan, comme s’il en disait trop pour être exhibé, Paul Guiragossian a fini par le signer, non sans l’escamoter de nouveau. S’est-il rendu compte que l’inachèvement était, paradoxalement, au double plan plastique et sémantique, un achèvement plus essentiel qui l’empêchait de se figer en temps mort et l’entraînait dans une temporalité vivante, évolutive, ouverte sur l’avenir ? Avait-il eu, en cours d’exécution, l’intuition, consciente ou non, superstitieuse ou non, qu’achever la figure de sa mère équivalait en quelque sorte, sur le plan symbolique, à l’achever elle-même ? C’est après la disparition physique de la matriarche Rachel (l’on sait combien la peinture de Guiragossian est, en plus d’un sens, « matriarcale ») qu’il semble s’être résolu à signer le tableau tout en le renvoyant aux limbes. Le déni d’achèvement et de signature aurait donc eu une vertu talismanique de conjuration du trépas maternel. L’origine des dons C’est, à tous égards, un tableau de vie. D’un côté, le printemps, les forces de génération, de développement et d’évolution, femme et enfant. Au centre, l’équilibre parfait du juste midi d’été, le peintre et ses modèles, dans une rarissime représentation, chez lui, de nudité intégrale explicite, les organes sexuels d’engendrement liés métaphoriquement au pinceau et à la palette qu’il tient en mains, organes artistiques de création. De l’autre côté, l’automne, les forces d’involution, de dégradation et de déclin, la mère tassée sur elle-même, la face désormais orientée vers le sol, le haut du corps peint sommairement et le bas esquissé à grands gestes graphiques. Équinoxe de printemps, solstice d’été, équinoxe d’automne, mais aussi lune ascendante, pleine lune, lune descendante, la composante « cosmique » chez Guiragossian a été rarement mieux attestée dans la représentation alors qu’elle l’est constamment dans la facture et la texture des œuvres. En marquant dans le corps même de la mère sa double identité masculine de dessinateur travaillant la ligne et féminine de peintre travaillant la pâte, Paul Guiragossian renvoie, du coup, aux deux modèles centraux qui s’avèrent être les deux parts complémentaires de sa personnalité, animus et anima si l’on veut, cerveau droit plus logique, cerveau gauche plus intuitif, et à lui-même, armé de ses attributs de peintre, en tant que leur synthèse. Comme s’il imputait l’origine de ses dons à cette mère tant aimée dont il cherche à freiner symboliquement la marche inexorable vers la fin de toute chair, lui qui n’a guère connu son père, violoniste aveugle qui avait prématurément péri dans une tempête de neige en rentrant à pied nuitamment d’une noce. Écriture conjuratoire Mais n’est-ce pas le fils du non-voyant aux yeux fermés, habitant du noir mort dans le blanc (les fameux camaïeux blancs sont-ils une réminiscence de cette scène ?), qui est le voyant aux yeux grands ouverts sur les beautés et les horreurs du monde ? C’est comme si, recevant ses dons de sa mère, il avait voulu à son tour en faire don symbolique à son père en lui prêtant substitutivement, à titre posthume, une exceptionnelle acuité de regard, un sens des formes et des couleurs faisant écho, dans le visible, aux apanages paternels, formes et couleurs auditives, timbres, mélodies, harmonies. À travers le double talent du fils, le couple parental se reforme. Ce qu’il attribue à la mère lui vient du père et vice versa. La partie inachevée du tableau semble être la transcription graphique de fiévreux coups d’archet. La figure métaphorique du père se profile, malgré tout, métonymiquement, dans le corps figuré de la mère, en sa partie talismanique, dans l’écriture conjuratoire du dessin. C’est la partie des jambes et des pieds, celle qui est vouée à la marche et au mouvement. C’est en marchant que le père est tombé dans le fossé et c’est la marche de la mère vers l’issue fatale qu’il s’agit de détourner en marche vers l’issue vitale. Le pied et la peinture Cet inachèvement surdéterminé peut être lu, également, comme une prémonition précoce encore vague qui finira par se cristalliser en dessins d’unijambistes avant même l’accident d’ascenseur qui coûtera une jambe à Paul Guiragossian, l’empêchant de marcher. C’est peut-être pourquoi le tableau fut longtemps oublié, refoulé aux marches de la conscience, avant d’être signé postérieurement à l’accident, comme confirmation de la justesse de l’intuition, et d’être oublié ou caché derechef par son auteur pour ne réapparaître par hasard, tardif retour du refoulé, que dix ans après sa mort. Curieusement, dans cette œuvre consacrée à l’immobilité extérieure des êtres et à leur mobilité intérieure, seuls les unijambistes semblent en mouvement. Mais les pieds, terminaisons en forme de brosses, sont toujours très présents, accentués même outre mesure, contrairement aux mains. Comme s’il y avait un rapport métaphorique intime, dans l’esprit de Paul Guiragossian, entre le pied et le pinceau, le pied et la peinture. Comme si peindre était marcher sans tomber, marcher sans mourir. C’est peut-être pourquoi ses personnages sont toujours prêts à marcher mais ne font pas le moindre pas en avant, la meilleure façon de ne pas tomber étant de ne pas bouger. Peut-on méconnaître ici les stigmates de la marche tragique dans le désert du peuple arménien chassé de chez lui, les massacres, l’exil et l’exode si présents dans la conscience du peintre, y ajoutant une puissante et essentielle composante collective ? Peu étonnant que marcher et mourir soient liés dans l’esprit de Paul et qu’il n’ait pas pu terminer le tableau de sa mère en marche. Quand on n’avance pas horizontalement, la seule issue est de pousser verticalement. D’où le mouvement sublimatoire des corps vers le haut, conjuration en quelque sorte de la marche redoutée et déniée. Même les pieds se font verticaux, récusant le contact avec le sol. Inépuisabilité constitutive Cependant, ce que cette rétrospective montre avec éclat, c’est que Paul Guiragossian semble, dans ses dernières œuvres, avoir surmonté et le traumatisme de l’accident et la crainte de la mort, accédant à un état de jubilation intérieure qui se traduit magnifiquement dans ses tableaux semi-figuratifs d’une richesse et d’une fraîcheur de coloris incomparables. La multitude des rapports entre les couleurs est telle que les toiles en deviennent littéralement inépuisables pour le regard. À chaque lecture, il découvre de nouvelles combinaisons, de nouvelles harmonies, de nouveaux contrastes, de nouveaux équilibres et de nouveaux déséquilibres. Cette inépuisabilité constitutive des dernières œuvres, si différentes de la clôture des œuvres antérieures, ouvre la peinture sur un inachèvement intrinsèque infini qui est la pulsation même de la vie. Si ces œuvres méconnues ou mal connues éludent longtemps les efforts pour maîtriser leurs rapports internes, c’est qu’il est impossible d’appréhender leurs couleurs ensemble, même en plusieurs inspections. Elles obligent non plus à marcher, mais à courir derrière elles. Achille a beau allonger le pas, la tortue gardera toujours une longueur d’avance. (Galerie Emmagoss). Joseph TARRAB
Paul Guiragossian (1926-1992) fut l’un des rares peintres de sa génération à accorder la primauté, autrement dit la dignité absolue, à la figure humaine, en une époque où il était de bon ton, comme il l’est toujours d’ailleurs de défigurer, d’écraser ou de liquider l’homme en réalité et en peinture. C’est à travers le corps et le visage qu’il s’est...