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Actualités - OPINION

Impression Et sans dire un seul mot…

Après La Terre vue du ciel, les admirables photos d’Ayman Trawi sur Beyrouth*, le long des trottoirs du centre-ville. Beyrouth, sept fois détruite, sept fois retombée sur ses pattes de chat. C’est ce que dit l’histoire. Il y eut pourtant une huitième vie, et une huitième mort. Ce hiatus des manuels, on n’en parle pas. Trop de haine, trop de honte. Longtemps, il fut difficile d’évoquer cette maladie-là sans un sentiment de gêne et l’impression de fouler un tabou. Longtemps le « balad » – cet autre nom du centre-ville qui signifie « pays » – s’est recroquevillé sur sa gangrène. Labouré, violé, éviscéré, mangé de mousses et de fougères, cœur arrêté, qui dira jamais quel jour de quelle année ni à quelle heure ? Déjà l’horloge avait déserté son poste. Ces choses-là sont inaccessibles au langage. En cela, l’image seule a pouvoir de catharsis. Et c’est un privilège de survivant que de fixer pour la postérité l’avant-après de cette douleur immense. Dans la mémoire photographique, il y eut les avants d’ « avant » : quelques Ford « T » nimbées de poussière, quelques diligences tirées par des mules à pompons, quelques charretiers sépia comme fraîchement débarqués d’un Mayflower venu des terres, rares comme ont pu l’être les premiers hommes. Plus tard, les taxis et les bus agglutinés autour de la place des Martyrs, également dite place des Canons, également place du Bourj, noir et blanc vibrant du cri des chalands, bourse aux passagers pulsant au rythme des départs et des arrivées, crissement des pneus, insistance des klaxons, jurons et impatiences, odeur de graillon mêlée de mandarines pelées à la hâte sur les banquettes arrière, et l’antépénultième client toujours coincé au flanc auréolé du chauffeur. Et plus tard enfin, il y eut « avant » : perspective lunaire jetée au bord de la Méditerranée. Les deux ventricules de la place encore séparés par la statue des martyrs n’ont plus que leur caillasse à drainer. La statue des martyrs : maniérisme incongru de ces éphèbes aux mèches rebelles venus d’Italie pour représenter les frustes héros de chez nous. Criblés de balles désormais. Assassinés pour de vrai, comme pour leur faire intégrer une fois pour toutes que la mort n’est pas une figure de style. Et qu’on ne meurt pas gracieusement. Comme un lourd rideau d’amnésie tombé sur cette suite d’avants, exactement aux mêmes endroits et sous les mêmes angles, Trawi a saisi les « après ». Le long de ces ruelles propres sur elles, tracées et dallées au cordeau sur l’ancienne cour de récréation des vandales de tous bords, les murs ont les couleurs, l’éclat, l’odeur et l’étrangeté théâtrale du neuf. Naguère jungle de broussailles et d’herbes folles, de primevères et de coquelicots, camouflant ses mines antipersonnel, suintant ses égouts à ciel ouvert, ses canaux éventrés, ses miasmes de cendres froides et d’organismes primaires broutant la fin du monde comme au premier matin, la place de l’Étoile s’étire mollement sous les pieds joyeux des promeneurs. Sur la neuvième couche de Beyrouth, un rêve fou matérialisé dans la pierre, et le vœu pieux de voir un jour ces rouges et ces ocres à peine sortis des pots accuser la vie de lézardes, s’écailler, se patiner, se prendre à pleines façades l’outrage des saisons et des ans, et les rires des enfants. Après La Terre vue du ciel, une impression de découvrir Beyrouth... vu du paradis. Fifi ABOUDIB *La mémoire de Beyrouth, un livre et une exposition de photographies en plein air au centre-ville, réalisés par Ayman Trawi à l’initiative de la Banque de la Méditerranée.
Après La Terre vue du ciel, les admirables photos d’Ayman Trawi sur Beyrouth*, le long des trottoirs du centre-ville. Beyrouth, sept fois détruite, sept fois retombée sur ses pattes de chat. C’est ce que dit l’histoire. Il y eut pourtant une huitième vie, et une huitième mort. Ce hiatus des manuels, on n’en parle pas. Trop de haine, trop de honte. Longtemps, il fut...