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Actualités - INTERVIEWS

ENTRETIEN - L’écrivain et historien signe ce soir le livre écrit avec Ghassan Tuéni et Gérard Khoury Jean Lacouture : « L’empire américain est très dangereux, à cause de son absolue bonne conscience »(photos)

De l’humour, de la précision et de la lucidité, Jean Lacouture, journaliste et historien, (qui vient de publier « Un siècle pour rien » avec Ghassan Tuéni et Gérard Khoury), en a à en revendre. Mais pour parler de cet Orient, qu’il observe depuis près d’un demi-siècle, il a l’inquiétude de l’homme concerné, impuissant devant l’évolution actuelle du monde. « C’est sûr que les baromètres sont à l’orage, mais peut-être que, comme la météo libanaise, le soleil percera sous les nuages. Le malheur n’est pas l’unique destinée de la région. » Un regard vif sous les sourcils en broussaille et un sourire qui garde une malice attendrissante, Jean Lacouture n’est pas un historien comme les autres. C’est sans doute parce qu’il a longtemps été un journaliste, grand reporter au Monde, mais aussi correspondant pendant deux ans de L’Orient-Le Jour au Caire. Il a donc vécu dans la région et comme il le dit lui-même, il a laissé une partie de son cœur en Égypte et au Liban, où il en est pratiquement à son vingtième séjour. Il se considère aujourd’hui comme un observateur lointain, mais cela ne l’empêche pas de se sentir concerné par les porblèmes du monde et angoissé pour la situation dans la région. « Le conflit palestino-israélien qui s’aggrave de jour en jour, le parti le plus belliqueux d’Israël qui est en train de se renforcer, au moins en apparence, les projets de guerre américains contre l’Irak, voire même l’Iran, la situation est réellement angoissante. » La montée de l’islamisme dans toute la région était-elle prévisible ? « Cette montée est due à plusieurs raisons. Il y a d’abord une réaction interne aux échecs répétés de l’arabisme qui a permis à l’islam, l’autre grande force de la région, de prendre la relève. L’islam sous sa forme la moins compréhensive pour moi, le wahhabisme, est ainsi en train de l’emporter. Mais il y a aussi des causes externes, dues notamment aux intrigues de l’Occident, les États-Unis par exemple qui ont joué la carte islamique contre un prétendu danger communiste et enfin, il y a le fait qu’il s’agit d’une force difficile à maîtriser. On peut renverser un régime, fomenter un coup d’État, mais face à une force d’inspiration religieuse, c’est difficile. C’est comme une inondation : une spiritualité, même organisée militairement, est difficile à cantonner. Cette montée était donc prévisible et, demain, si l’Irak est écrasé, elle n’en sera que renforcée. Je ne cherche pas à défendre Saddam Hussein, mais c’est une réponse, mauvaise sans aucun doute, mais laïque à l’islam. Comme les Américains ne comptent pas transformer l’Irak en un nouvel État américain, il faudra bien que quelque chose émerge à la place du régime actuel et il ouvrira encore plus grand les voies à l’islamisation. » « Pour faire des économies, Bush détruira l’Irak » La guerre contre l’Irak est-elle inévitable ? « Bien sûr, il est possible que Saddam Hussein accepte les nouvelles conditions de l’inspection et que Bush renonce à la guerre, mais franchement, je n’y crois pas. Aujourd’hui, cela coûterait plus cher de ramener les gens chez eux que de déclarer la guerre. Pour faire des économies, les Américains vont détruire l’Irak. » La carte du Proche-Orient pourrait-elle être modifiée ? « Après la chute de l’Empire ottoman, il y a eu beaucoup de projets de redécoupage de la carte. Aujourd’hui, on parle de remettre le Croissant fertile aux Hachémites. On peut imaginer beaucoup de choses. Mais, malgré les troubles de la région, et le fait que la Palestine arabe a du mal à émerger, les cartes dessinées au début du siècle dernier sont à peu près les mêmes. Contrairement à l’Europe, dont la carte a été nettement modifiée... » Pour M. Lacouture, en tant qu’hyperpuissance, les États-Unis peuvent songer à redessiner la carte de la région, pour un temps. Ils peuvent ainsi réaliser le Croissant fertile, ou repousser les frontières de l’arabisme vers l’Est aux dépens de l’Iran. « Beaucoup de cartes circulent dans les couloirs du département d’État, où certains experts connaissent la différence entre le Yémen et la Syrie. Je n’en dirais pas autant de Georges W Bush. » Certains disent ici, qu’on se dirige vers un nouveau Sykes-Picot, mais sans Picot... « C’est sûr que Sykes, lui, a de fortes chances d’être présent, puisque M. Blair s’obstine à être l’ordonnance de M. Bush. Mais je dois dire que M. Chirac, pour lequel je n’ai pas voté, se conduit honorablement dans toute l’affaire irakienne. Pour moi, ce serait donc un “Oncle Sam-Sykes” qui pourrait se produire, et cette fois, Sykes obéira. » « Les Palestiniens peuvent réinveter un arabisme plus concret » Le tableau est donc désespérement noir ? « Pour le moment, je ne vois pas de signe d’espérance. Mais le malheur n’est pas l’unique destinée de l’homme. Je pense notamment qu’il y a une génération de dirigeants palestiniens qui peuvent émerger et donner une nouvelle conception de la vie publique en Orient. De même, en Israël, des gens sont écœurés par la politique impériale du Likoud. Je continue à espérer que la raison finira par l’emporter. » En somme, après l’islamisme, cela pourrait être un regain d’arabisme ? « Quand je parle des jeunes Palestiniens, je crois qu’ils peuvent réinventer un arabisme, cette fois plus réel et moins verbal, car ces jeunes-là ont dû mener une confrontation autrement plus tragique que celle de leurs ancêtres, avec les Israéliens notamment. Ce ne sont pas des rêveurs et c’est par eux que le monde arabe a des chances de trouver des cadres qui ne se sont pas encore manifestés. » N’est-il pas un peu injuste envers les États-Unis. Après tout, il y a eu la tragédie du 11 septembre ? « Le 11 septembre est un crime contre l’humanité, c’est un fait. Mais quand on est la plus grande puissance du monde, on sait qu’on provoque des colères. Nous avons tous eu des épreuves terribles, dans ce contexte. On ne peut dominer le monde et se considérer au-dessus des risques. D’ailleurs, le 11 septembre était prévisible. Il y a eu plusieurs signes annonciateurs, sur les mêmes symboles. Mais ce qui est curieux, c’est l’étonnement des États-Unis. On ne peut être un empire et un ange. Que le superpouvoir se paie cruellement, c’est prévisible. La réponse à ce crime aurait dû être criminelle, non politique. Il fallait une gigantesque opération de police dans le monde, contre Ben Laden et ses hommes. Or les États-Unis ont donné une réponse étatique, politique, par conséquent inadéquate. Or le terrorisme, celui-là en tout cas, qui n’est pas un terrorisme d’État, n’est pas politique. Le plus grand pouvoir de l’Histoire est entre les mains de gens qui n’en sont pas dignes. » « La CIA, une arme de contrôle des peuples, plus terrible que les armes » Pourtant, certains disent que contrairement à la France ou à la Grande-Bretagne, les États-Unis ne sont pas un empire colonial... « C’est un colonialisme d’une autre sorte. Les relations internationales se sont modifiées. Mais les États-Unis sont un véritable empire, comme nous le disons dans le titre de notre ouvrage. Le poids américain sur les consciences est même plus intense que celui des anciens empires coloniaux. C’est une imprégnation 24h sur 24. Personnellement, je suis un passionné de films américains, j’aime la musique et les romans américains, mais il s’agit là d’un impérialisme qui se veut non responsable. Nous autres, nous avons admis nos fautes. Les Américains, eux, sont stupéfaits. Ils ont une absolue bonne conscience. L’empire américain est très dangereux, car il se croit innocent. Or il ne peut l’être. La CIA est une arme de contrôle des peuples, beaucoup plus terrible que les armes des anciens colonisateurs. » Peut-on imaginer un contre-poids à l’hyperpuissance américaine, l’Organisation de la francophonie, par exemple, ou l’Union européenne ? « Il n’y a pas de vrai contrepoids à l’empire américain. Il surclasse tout le monde. Mais, au cours de ce dernier épisode sur l’Irak, le débat a été ouvert. Certes, Bush peut dire “go !” et on n’aura même pas le temps de mettre notre veto. Mais il y a quelques signes d’un certain contrepoids. La Chine se tient en réserve, la Russie est prisonnière de son infâmie tchétchène. Mais des forces peuvent s’organiser. Le Brésil peut occuper une place à la mesure de son génie et l’Europe, si elle parvient à s’organiser et à régler les problèmes qu’elle a avec elle-même, pourrait jouer un rôle. Mais ce n’est pas dans l’immédiat. » Scarlett HADDAD
De l’humour, de la précision et de la lucidité, Jean Lacouture, journaliste et historien, (qui vient de publier « Un siècle pour rien » avec Ghassan Tuéni et Gérard Khoury), en a à en revendre. Mais pour parler de cet Orient, qu’il observe depuis près d’un demi-siècle, il a l’inquiétude de l’homme concerné, impuissant devant l’évolution actuelle du monde. «...