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Actualités - OPINION

La francophonie et nous

Au début des années soixante-dix, sous le mandat du président Sleimane Frangié, le gouvernement dirigé par le président Saëb Salam a adopté une résolution historique : l’adhésion du Liban, comme membre fondateur, à la naissante communauté francophone mondiale. Il devenait ainsi le tout premier, parmi six autres pays arabes, à s’intégrer à cette grande famille à vocation universelle. Aux premiers temps de son existence, la francophonie devait se définir, de toute urgence comme de toute évidence, en se dépouillant des résidus mémoriels rattachés à un passé colonial révolu. Il fallait donc, en quelque sorte, dire d’abord ce que la francophonie n’était pas. À savoir, comme on le répétait souvent à l’époque, qu’elle n’était nullement un impérialisme politique. Et absolument pas un impérialisme d’ordre linguistique se servant de la langue française comme d’un instrument, ou d’un prétexte, pour édifier un empire néocolonial camouflant ses visées politiques ou économiques derrière le flamboyant paravent de cette langue française. Pour approcher le sens véritable de la francophonie, il suffit d’analyser les facteurs qui ont porté le Liban à ressentir, en toute connaissance de cause et à l’unanimité de ses fils, une impression forte d’appartenance naturelle, spontanée, à cet espace de pensée, à cette famille. Le Liban, histoire et géographie confondues, est par essence un « message », comme l’a bien défini S.S. le pape Jean-Paul II, un creuset de cultures, avant que d’être un État délimité par des frontières physiques. L’humanisme, sa vocation de toujours, l’a distingué et en a fait un pays pilote pour le dialogue des civilisations et pour interaction. Le bilinguisme libanais n’a jamais été un sabir, une mixture de vocables empruntés à l’arabe et au français, mais un vecteur de cheminement vers la complémentarité des cultures. De même, la francophonie est dialogue de cultures, ouverture sur toutes les cultures. Pour nous Libanais, elle est plus particulièrement un échange séculaire entre les cultures arabe et française. C’est pour nous un sujet de fierté de nous être entendu dire par Léopold Sédar Senghor : « Vous êtes les plus arabes et les plus universels. » Les relations entre l’Europe, la France plus particulièrement, et le monde arabe remontent à Haroun el-Rachid et Charlemagne, qui échangeaient déjà des émissaires. Elles se sont renforcées dans les siècles suivants, depuis saint Louis, François Ier, Louis XIII et Louis XIV jusqu’à nos jours. L’interaction entre la civilisation française et les civilisations arabe et musulmane s’est développée solidement du temps de l’empire ottoman, plus particulièrement à partir du règne de François Ier, au XVIe siècle. En cette époque lointaine de l’histoire, les États étaient tous, comme nous le savons, fortement imprégnés de référence religieuse. La France, « Fille aînée de l’Église », y est apparue comme la première nation chrétienne à s’ouvrir, en tant que telle, sur le monde arabe et musulman. L’interaction entre les milieux arabes et français est en elle-même une culture enracinée dans l’histoire qui remonte à des siècles. Cette réalité ne peut être occultée par des périodes de tension ou de guerres. Le dialogue entre l’Orient arabe et musulman et l’Europe, la France essentiellement, s’est élargi au fil du temps, pour porter sur diverses disciplines : la médecine, les mathématiques, la physique, la chimie, la littérature et la philosophie. En prenant de plus en plus l’aspect d’un échange de connaissances et de compréhension mutuelle. L’objectivité la plus élémentaire doit nous faire reconnaître la part prépondérante de la civilisation arabe et musulmane dans la Renaissance du XVIe siècle en Europe, notamment à travers l’apport de l’Andalousie arabe, si riche en moissons intellectuelles, scientifiques et artistiques. À l’apogée de cette influence réciproque intellectuelle et culturelle au bénéfice du progrès de l’humanité, saint Thomas d’Aquin n’a pas manqué de souligner avec lucidité les bienfaits de l’ouverture des civilisations les unes sur les autres. En précisant du reste que les civilisations sont, par définition même, esprit d’ouverture. Le grand penseur lançait alors sa fameuse métaphore : « Timeo hominem unius libri (Je crains l’homme d’un seul livre). » Le philosophe ne voyait aucun inconvénient, bien au contraire, à analyser et à s’inspirer des traités de psychologie d’Avicenne ou des ouvrages sur la sagesse d’Averroès. Avec la même objectivité, nous pouvons reconnaître le rôle primordial que notre propre ouverture à nous Libanais, en particulier sur la culture française, a pu jouer dans les domaines de la science, de la littérature comme dans les mouvements intellectuel, social et politique modernes. Cette culture française a pu ainsi planter ses racines chez nous, dès le XVIIe siècle, à travers les missions, les écoles, les collèges, les lycées et les instituts universitaires dispensant leur enseignement en français. Et cela bien avant la naissance d’un système pédagogique anglophone qui n’a vu le jour que vers la fin du XIXe siècle. Ce climat d’empathie avec la culture française, dans son esprit et ses valeurs comme dans ses réalisations, a été la base du dispositif intellectuel qui a permis aux Libanais de compter parmi les plus brillants artisans de la renaissance de la langue arabe et de son rayonnement survenus à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Grâce à cette ouverture, le Liban favorisé par son espace de liberté a pu jouer un rôle pionnier dans la renaissance intellectuelle, scientifique, littéraire, linguistique, mais aussi sociale et libératrice du monde arabe. Il a été encore une fois un trait d’union entre les Arabes et des patrimoines culturels, scientifiques et moraux modernes qui étaient largement le fruit de l’évolution de la culture humaniste que les Arabes avaient eux-mêmes contribué jadis à répandre dans le monde. En d’autres termes, la dualité linguistique, la langue arabe maternelle et le français, qui caractérise le Liban et en impulse l’esprit d’ouverture, n’a jamais altéré son authentique appartenance arabe, ne l’a jamais coupé de son milieu. Elle a été au contraire un élément créateur au profit de cette appartenance, par les changements qu’il a permis d’opérer en faveur du mouvement de libération et de progrès arabes. En faveur, pour tout dire, de l’avenir même du monde arabe. Ce qui unit les membres de la famille francophone appartenant à des sociétés et des pays divers, ce n’est pas essentiellement l’utilisation d’une même langue, qui est pour certains la langue maternelle, pour d’autres la langue officielle ou un simple instrument de communication. Ce qui rassemble ces éléments épars, c’est, bien au-delà de la lettre même de la langue commune, son esprit, c’est-à-dire une certaine idée de la culture, de son essence fondées sur des valeurs de justice, de liberté et de démocratie. La francophonie, c’est une tranche d’humanité qui s’exprime en français. Ce n’est pas tant une même langue qui en cimente les adhérents, qu’un même langage, humaniste et universel. Nul n’ignore que dans la conscience même de la collectivité francophone palpite l’héritage spirituel, intellectuel, humaniste, culturel français, avec ses valeurs et ses concepts de liberté, de fraternité, d’égalité, de justice et de défense des droits de l’homme. Mais un tel ensemble serait sans horizons s’il se contentait de contempler le fonds commun venu du passé et s’il ne se tournait pas résolument vers l’avenir. C’est en fonction de cet objectif que le rassemblement se justifie. Autour des tendances humanistes universelles que dégage la francophonie, qui offre aujourd’hui une image réduite du monde, non seulement dans le sens géographique mais aussi au plan du cheminement dynamique de ses composantes vers un but d’universalité réelle. La francophonie s’étend actuellement sur tous les continents, à toutes les races, toutes les religions, toutes les couleurs de la palette humaine. Elle est confrontée, à tous les niveaux, à toutes les épreuves, à toutes les difficultés, à tous les problèmes de notre temps. Ainsi, nous manifestons notre humanité en montrant notre capacité à aborder résolument tous les grands problèmes qui se posent dans le monde. Cela signifie que nous devons être aptes à réfléchir en profondeur aux questions, aux inquiétudes du siècle, pour ouvrir à l’humanité des perspectives et des espérances nouvelles. C’est vers cette orientation que se dirige la francophonie, qui élargit ses rangs, en étendant son champ d’action, en diversifiant ses rôles politiques, économiques ou culturels. Dans ce cadre, la francophonie entrevoit, avec le président français Jacques Chirac, de nouveaux horizons, en se mettant plus efficacement à l’écoute des peuples, et notamment de leur droit à disposer d’eux-mêmes. La francophonie devient plus attentive, plus sensible aux aspirations légitimes de tous les peuples et prête pour toute forme de coopération. Face à la propension à un certain hégémonisme et à un certain monolithisme que l’on perçoit aujourd’hui sur la scène internationale, la francophonie constitue une invitation au respect de la nature humaine, fondée essentiellement sur la diversité. Elle se veut aussi, en principe mais aussi en fait, un instrument d’humanisation sur des bases universelles enrichissantes sauvant le monde de la stérilité de l’uniformité, de la pensée unique, ou d’une façon de voir et d’un mode de vie imposés ; tant au plan idéologique, qu’aux plans ethnique, politique, philosophique, religieux, culturel ou linguistique. Loin d’unifier le monde par la force ou la contrainte, en imposant l’uniformité et en réprimant les particularismes, pour diluer les identités comme les cultures, pour tuer en somme la diversité, la francophonie défend l’arc-en-ciel d’une véritable universalité. Elle l’incarne d’ailleurs elle-même, comme l’illustre, entre autres exemples, l’attachement de la France à l’exception culturelle française. C’est par la multiplicité et le respect mutuel des spécificités, par les échanges libres et fructueux, que les hommes peuvent s’enrichir les uns les autres. Car c’est par la variété que vient la créativité, tandis que l’uniformité, dont l’ennui naquit un jour, est mortelle. Et cela, la francophonie ne l’oublie pas. La traduction politique tangible de cette vision humaniste du monde apparaît plus que jamais nécessaire face aux risques de monopolisation, d’immixtion unilatérale dans les affaires intérieures d’autres pays, ce qui conduirait à une marginalisation certaine des Nations unies dont le rôle serait à terme supprimé avec toutes les conséquences néfastes que cela implique pour l’humanité entière. Ce n’est ni par hasard ni par respect d’un système de rotation que le Liban a été choisi pour accueillir le IXe sommet de la francophonie, en cette phase cruciale de l’histoire régionale, du conflit arabo-israélien, phase marquée par des périls qui menacent non seulement cette partie du monde, mais l’ensemble de l’humanité. Après 22 ans d’occupation d’une partie de son territoire par l’armée israélienne, la résistance nationale, soutenue par la population tout entière, les autorités officielles et l’armée libanaise, a réussi à forcer l’occupant à évacuer presque entièrement le territoire libanais occupé. En choisissant le Liban comme hôte de la IXe Conférence internationale de la francophonie, le Sommet de Hanoi réuni en 1997, alors que le Liban était encore sous occupation israélienne, a voulu d’abord manifester sa solidarité avec notre pays et surtout adresser un message clair pour rappeler que la violence et l’agression ne peuvent servir à résoudre les conflits et que tout règlement doit intervenir dans le cadre des Nations unies et sur base de la légalité internationale. Je dois à la vérité de rappeler ici que c’est grâce à la décision courageuse de l’ancien secrétaire des Nations unies, M. Boutros Boutros-Ghali, aujourd’hui secrétaire général de l’Organisation internationale de la fancophonie, que le rapport de l’Onu sur le massacre d’enfants, de femmes et de vieillards innocents en 1996, à Kana par l’armée israélienne, a été publié. Cette décision, je dirai héroïque, qu’il a prise malgré toutes les pressions et qui lui a coûté sa réélection quelques semaines plus tard, a contribué à mobiliser l’opinion publique mondiale en faveur du Liban et à obtenir l’accord de la France et des États-Unis notamment, dans un document officiel daté d’avril 1996 légitimant le combat de la résistance contre l’armée d’occupation israélienne dans les territoires libanais occupés, ce qui a pavé la voie ultérieurement à la libération de notre territoire. À l’heure où cette partie du monde est menacée des pires excès mettant en péril la paix dans le monde, la famille francophone ne manquera pas de mettre l’accent sur les principes, les idéaux et les valeurs qui ont été à la source de la création de son organisation, en insistant notamment sur le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes et la nécessité de mettre fin à la rage meurtrière d’extrémistes israéliens responsables du calvaire du peuple palestinien dans les territoires occupés et du martyre des réfugiés qui croupissent dans les camps depuis plus d’un demi-siècle. Seule une paix juste, globale et durable pourra mettre fin à cette infamie héritée du siècle dernier, en reconnaissant le droit à tous les peuples de la région, y compris le peuple israélien à l’indépendance, la justice et la sécurité. Michel EDDÉ
Au début des années soixante-dix, sous le mandat du président Sleimane Frangié, le gouvernement dirigé par le président Saëb Salam a adopté une résolution historique : l’adhésion du Liban, comme membre fondateur, à la naissante communauté francophone mondiale. Il devenait ainsi le tout premier, parmi six autres pays arabes, à s’intégrer à cette grande famille à...