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Actualités - INTERVIEWS

Rencontre - Entretien exclusif et portrait du secrétaire général sortant de l’Organisation internationale de la francophonie Boutros-Ghali à « L’Orient-Le Jour » : Plus d’ambition n’aurait pas fait de mal, au contraire...(photos)

«J’ai dit un jour que la langue française était subversive. Aujourd’hui, je dirais que c’est la francophonie qui est subversive. » Les mots de Boutros Boutros-Ghali. Extrait d’un discours prononcé à Bamako, le 3 novembre 2000. Un discours parmi les dizaines et les dizaines d’autres, prononcés tantôt au cours de son mandat de secrétaire général des Nations unies (1992-1996), lorsqu’il était la bête noire de l’Administration Clinton et de la terrifiante Madeleine Albright, tantôt dans le cadre de sa présence à la tête de la planète francophone, depuis novembre 1997. L’homme pétri de mille et une cultures, qui a participé aux négociations de Camp David entre Sadate et Begin, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Hosni Moubarak, clôturera son mandat francophone à Beyrouth, le dimanche 20 octobre. « Je serai toujours sous le feu des projecteurs internationaux – et ce n’est pas de l’orgueil », dit-il à L’Orient-Le Jour, dans le cadre d’un entretien exclusif. Divisé en deux parties – l’interview et le protrait-abécédaire –, cet entretien-là est un condensé parfait de l’homme qui a fait de sa (con)science de la diplomatie, de son amour de la politique, du mystère du citoyen du monde et de la pudeur, les quatre chemins qui l’ont mené à inscrire son nom dans le club assez fermé des hommes politiques dont l’intransigeance a fait naître, parfois, de très belles ouvrages. La preuve, comme en images... Sa fierté : élargir l’exception culturelle Commencer, évidemment, par ce dont il est le plus fier. « La » réalisation, ce combat, achevé, gagné, âprement peut-être, et dont il ferait sans doutes aucuns l’étendard de ses années francophonie. Boutros Boutros-Ghali n’hésite pas. « Je pense que je suis arrivé à élargir un des objectifs de la francophonie. Qui, de la défense d’une culture, d’une langue, a adopté un principe plus large : celui de la diversité culturelle. À travers laquelle on peut défendre une culture déterminée. C’est important, parce que s’il s’agit de défendre une culture, un droit, dans l’enceinte des Nations unies, on serait très minoritaires. » Alors que si l’on assume haut et fort la défense du multiculturalisme, du plurilinguisme – en gros : une des spécificités premières d’une organisation internationale – « on a tout de suite l’appui des arabophones, des hispanophones, des lusophones, des russophones… On représenterait la majorité ». La défense du pluriculturel a, selon lui, trois objectifs. D’abord, il s’agit de ne pas oublier que la diversité culturelle appartient au patrimoine de l’humanité. « Et si l’on veut défendre les tigres du Bengale ou les baleines blanches, il faut alors défendre également les langues et les civilisations. » Il convoque, déjà, Paul Valéry, fait siens ses mots : « Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Il rappelle celle de son pays, qui serait morte si le brave Champollion, par exemple, n’avait pas découvert la pierre de rosette. « Vous n’auriez eu que des pyramides et des temples. » Deuxio : cette diversité culturelle, ce plurilinguisme, vont permettre de « démocratiser la mondialisation ». Ça veut dire quoi démocratiser ? « Justement, comme une démocratie nationale est basée sur le pluripartisme, la démocratie internationale est basée sur ce plurilinguisme, sur cette diversité culturelle. Je voudrais que cette mondialisation ne soit pas uniquement économique, financière ou technique : il faudrait qu’elle soit aussi politique. » Boutros Boutros-Ghali ne fait pas que théoriser. Il propose. Et des choses simples, comme il dit. Pour démocratiser la mondialisation, il suffit, assure-t-il, que tous les États participent. C’est, n’en déplaise à George W., le « multilatéralisme ». Si par exemple, « on décide d’imposer des sanctions à l’Irak, il faut que celles-ci soient adoptées par le Conseil de sécurité. Pas par un Sénat ou une Chambre des représentants ». Troisième objectif : la diversité culturelle donne, inculque, transmet, ancre, la culture pour la paix. « À partir du moment où vous possédez deux ou trois langues, votre culture est multipliée par deux ou par trois. » Ce n’est pas un vœu pieu, ça ? « Pas du tout. Et vous avez alors la capacité de négocier avec l’autre. Celui qui est différent. L’ennemi. Vous apprendrez à ne plus avoir peur de l’autre, de ce qui est différent. » En somme, l’acceptation de l’autre. Mais la langue est-elle suffisamment porteuse pour cela ? « Pas la langue uniquement. La culture, le multiculturalisme. C’est-à-dire la langue, la chanson, la religion, le cinéma, etc. » Et parce que la mondialisation est un phénomène récent, on ne s’est pas assez rendu compte, regrette Boutros Boutros-Ghali, que le culturel est « le dernier bastion qui protège contre l’uniformisation ». Mais en voulant protéger les cultures, dernier bunker contre une mondialisation qui éructe, on risque peut-être de laisser libre cours à des velléités xénophobes, autarciques. Les hommes ont de plus en plus tendance aujourd’hui à se refermer, naturellement, sur eux-mêmes, non ? « Au contraire. Laissez-moi revenir sur une image que j’emploie souvent : la dialectique du satellite et du clocher – du minaret en terre d’islam. » Le danger est là, précise-t-il : le citoyen, confronté au phénomène de la mondialisation (le génocide rwandais vu à la télévision par exemple), va naturellement se replier sur lui-même, sur sa religion, son village, sa famille. « Tout ce qui est autre devient l’ennemi. Cette culture de la paix ne peut naître, donc, qu’à travers la diversité culturelle et le plurilinguisme. Voilà ce dont je suis le plus fier : transformer ce néocolonialisme culturel qu’est l’exception culturelle en diversité culturelle. Mais plus important encore : j’ai pu mobiliser, pour cette cause, les autres aires culturelles. » On le voit, dans tous les cas de mieux en mieux depuis le 11 septembre : le culturel devient éminemment politique. « Le culturel a toujours été politique. Quand on vous imposait, hier, une langue, comme au cours de tout le XVIIIe siècle. Aujourd’hui, quand vous vivez la guerre en Yougoslavie parce que vous avez une religion, une idéologie, une langue, différentes, quand vous vous entretuez entre hutus et tutsis, nous sommes en plein dans la culture. » La culture n’est donc plus cet indigeste bavardage de salon ? « Certainement pas. La culture, c’est purement commercial. » Le regret : le désintérêt des opinions publiques et des médias Moins drôle, sans doute : son plus grand regret – ce que Boutros Boutros-Ghali aurait voulu réaliser, proposer, imposer, au cours de son mandat. Et qu’il n’a pas pu faire. « Je ne suis pas arrivé à persuader l’opinion publique française de l’importance de la francophonie. » Qu’on se le dise. « Et puis soyons simples. C’est l’intérêt de l’opinion publique et des médias français pour l’Europe qui a freiné l’engagement vers cette véritable organisation internationale qu’aurait pu être la francophonie. » Vous n’avez pas eu les moyens de faire de l’OIF cette véritable organisation internationale qui ne se serait pas contentée d’installer une radio rurale dans une brousse africaine ou un lycée au fin fond de la Roumanie, par exemple ? C’est cela votre regret ? « Il y a un peu de cela, certainement. Mais prenez la Ligue arabe en 1945, à sa naissance, souvenez-vous de l’enthousiasme qu’elle a généré. Idem lors de l’admission des trois pays du Maghreb… » Cet enthousiasme n’a pas d’équivalent au sein de la francophonie, ou du moins pendant votre mandat ? « Écoutez, il y trente ans, lorsque Senghor, Bourguiba, le prince Sihanouk ont créé la francophonie, eux avaient cet enthousiasme. Sans oublier le président Hélou. » Mais, par exemple, n’est-il pas dommage que l’OIF ne soit pas intervenue à Madagascar ou en Côte d’Ivoire ? « On est intervenu. Mais nous ne pouvons le faire qu’avec l’accord des États membres. Quand il y a eu une dispute entre les partis de la mouvance présidentielle et ceux de l’opposition au Togo, on a joué un rôle. Idem en République islamique des Comores. » Et puis Boutros Boutros-Ghali refuse le principe de double médiation. Et la primauté politique n’est pas nécessairement censée revenir à la francophonie. « On a travaillé un an pour trouver une solution au Congo. Mais quand les Nations unies sont intervenues on s’est retirés. Sinon on aurait eu deux catégories de conflits : entre les protagonistes et entre les médiateurs. C’est ce qui s’est passé en Yougoslavie, en Somalie. » Indépendamment du fait, aujourd’hui ultrarabâché, que les neuvièmes assises de la francophonie vont se tenir, pour la première fois, en terre arabe, comment pourrait-on jauger l’importance du Sommet de Beyrouth ? « Le phénix renaît de ses cendres. » Tout est dit. Sauf que Boutros Boutros-Ghali parle de Beyrouth. Et si c’est la francophonie qui pouvait renaître de ses cendres ? À croire que Beyrouth l’intéresse plus que la francophonie… » Mais c’est vrai. Vous avez joué un rôle extrêmement important. » Lequel ? « Beyrouth était un centre culturel, un centre de coexistence, votre système constitutionnel était intéressant… » Vous faites bien d’utiliser le passé. « Vous étiez oui… Mais vous avez eu 17 ans de guerre, de confrontations. Et une conférence comme celle de la francophonie redorera votre image dans le monde. Parce que vous avez besoin de deux choses : de vous, et de l’autre – la communauté internationale. » c’est surtout de crédibilité et de dollars dont le Liban a besoin… L’enjeu de Beyrouth : les rapports Nord-Sud Quels sont les enjeux de Beyrouth pour la planète francophone ? « L’Europe se désintéresse du sud de la Méditerranée. Au profit de l’est de l’Europe. L’UE va investir 40 milliards de dollars pour l’Est dans les prochaines années, et 2 ou 3 milliards pour le sud de la Méditerranée. Sauf que les véritables problèmes, c’est entre le Nord et le Sud qu’il faut aller les chercher : il y a 5 millions de Nord-Africains environ en France (sans parler de l’Italie ou de l’Espagne). Et le problème est le suivant : Comment coexister ? Aujourd’hui, les colonies se retrouvent dans les banlieues des grandes capitales. Le Sud existe déjà en Europe. Et dans les quinze prochaines années, à cause du vieillissement de la population européenne, il va y avoir 1 200 000 émigrés qui vont venir chaque année. » C’est là où la francophonie peut jouer un rôle ? « Oui. » Et le fait qu’un tiers de l’ordre du jour du Sommet soit, pour la première fois, consacré à des sujets politiques, c’est une bonne chose, non ? « Bien sûr. Mais les rapports Nord-Sud, c’est éminemment politique. » La francophonie peut-elle avoir une nouvelle vie à Beyrouth ? « Je ne peux pas vous répondre. Si la volonté politique des francophones est réellement active, alors à ce moment, la francophonie pourra jouer un vrai rôle. Sinon, ce sera comme toutes les autres organisations internationales : elle permettra des contacts, des dialogues, des échanges, des conférences, de la coopération… » Ce n’est pas uniquement cela que vous auriez souhaité ? « Tout cela est important, mais il aurait fallu plus. Je crois que plus d’ambition n’aurait pas fait de mal, au contraire ». Ziyad MAKHOUL
«J’ai dit un jour que la langue française était subversive. Aujourd’hui, je dirais que c’est la francophonie qui est subversive. » Les mots de Boutros Boutros-Ghali. Extrait d’un discours prononcé à Bamako, le 3 novembre 2000. Un discours parmi les dizaines et les dizaines d’autres, prononcés tantôt au cours de son mandat de secrétaire général des Nations unies...