Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Spécial francophonie Un avenir libérateur

Par Jean Daniel* «Je trouve dans la langue française rien de moins qu’une patrie » : on peut retrouver cette affirmation d’un lien charnel avec les mots sous la signature d’écrivains aussi étrangers les uns aux autres que les Roumains Cioran et Ionesco, le Tchèque Kundera, le Polonais Conrad, l’Irlandais Beckett, l’Algérien Kateb Yacine, le Marocain Driss Chraïbi, sans parler bien sûr du Libanais Georges Schéhadé, du Palestinien Adonis, de l’Égyptien Georges Henein, et tout récemment du Chinois François Cheng. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais si l’on songe à tout ce que contient le mot « patrie », elle est étincelante. Elle l’est, en vérité, au point que certains ont été eux-mêmes surpris par ce qu’ils affirmaient et que les commentaires correctifs se sont accumulés. C’est l’Algérien Kateb Yacine qui avait pris les devants, lorsqu’il répondait à ceux de ses compatriotes qui lui reprochaient d’écrire en français : « Cette langue est pour moi un butin de guerre. La résistance l’a dérobée aux colonisateurs et, après s’en être emparée, l’a retournée contre eux. » Les écrivains créoles se sont parfois abandonnés à dire que ce qu’ils aimaient dans la langue française, c’est ce qu’ils avaient pu y changer. En fait, les thèmes de l’hommage ne se sont pas renouvelés depuis que Rivarol avait été en 1784 le lauréat de l’Académie de Berlin au concours ainsi intitulé « Discours sur l’universalité de la langue française ». Ce fameux discours de Rivarol n’est pas un chef-d’œuvre, il s’en faut de beaucoup. On le cite souvent parce qu’on ne l’a pas relu. Ou peut-être pour une autre raison plus valable. On s’émerveille aujourd’hui, à juste titre, que ce soit une académie germanique qui ait posé aux Européens la question de savoir pourquoi la langue française était celle qui avait le plus la vocation à être défendue et illustrée. On peut comprendre qu’aujourd’hui, où les deux langues de l’Occident sont l’anglais et l’espagnol, on ait gardé la nostalgie de l’époque du concours qui, à Berlin, permit à Rivarol de se rendre célèbre. Je fais partie d’une génération où la culture n’était complète que lorsque l’on s’imprégnait des grands textes russes et anglo-saxons. Or nous remarquions souvent dans nos lectures une phrase écrite en italique, qui se terminait par un appel de note en bas de page où figurait la mention « en français dans le texte ». Je me souviens de ma surprise admirative lorsque j’ai lu récemment la dernière nouvelle posthume du grand Léon Tolstoï sur la guerre en Tchétchénie. Évidemment, l’illustre romancier avait mieux compris cette guerre que nos plus modernes stratèges, mais de plus, à certains moments du récit, l’inspecteur général russe, délégué spécial du tsar auprès des autorités de Grozny, envoie son rapport à l’empereur de toutes les Russies, et le narrateur précise que, « naturellement », le rapport était rédigé en français à la fois parce que c’était la langue des aristocrates et qu’elle avait plus de chance de n’être pas déchiffrée par l’ennemi. Si je n’avais cité au début tant d’auteurs modernes et contemporains, on pourrait penser que je n’exprime ici que la nostalgie d’une grandeur passée. C’est vrai, on nous accuse volontiers de livrer des combats d’arrière-garde contre l’invasion de l’anglais basique, puisque le français n’est plus parlé notamment dans certains pays arabes et même africains, que dans les missions chrétiennes, ou, curieusement aussi, dans une institution durable et méconnue, l’Alliance israélite universelle, qui, dans ses écoles, impose l’usage du français à toutes les diasporas. Tout le monde connaît la vitalité du français au Québec, c’est-à-dire dans cette région du Canada où la langue définit l’identité et la citoyenneté. Si un animateur de télévision présente un chanteur québécois comme un canadien, il est aussitôt rappelé à l’ordre et s’entend dire : « non monsieur ! Au Québec, nous ne sommes pas des Canadiens, nous sommes des Américains de langue française ! » Et c’est un fait que la littérature, le théâtre et la chanson québécois font partie du paysage français le plus familier. Mais on sait moins que, depuis une dizaine d’années, chaque rentrée d’automne apporte une moisson de romans et d’essais écrits dans un français très riche et dont les auteurs sont maghrébins. Il y a parmi eux de nombreuses femmes, lesquelles s’expriment aussi, et c’est nouveau, dans des scénarios ou des mises en scène de cinéma. L’observation la plus étrange est que ces auteurs, en très grande majorité, sont nés et vivent au Maghreb mais ne font pas partie des héritiers de l’innombrable immigration qui a donné, dans les banlieues, ces fameux « beurs », dont le déracinement désole autant les Maghrébins que les Français. Dans les banlieues, on parle et on chante un français « basique », et le nombre des mots usités est très restreint. Les néologismes constituent souvent des trouvailles de contestation. Mais, aux yeux de ces déshérités, le français est une langue de privilégiés. Au contraire, au Maghreb, le français est une langue d’émancipation, une langue de l’exil dont on rêve, une langue qui permet d’échapper aux contraintes des traditions et aux vicissitudes du sous-développement. À Alger, à Casablanca et à Tunis, le français véhicule une culture d’enrichissement et de liberté. Ceux à qui ce phénomène n’a pas échappé, ce sont les intégristes. Au Maroc, une forte personnalité islamiste, cheikh Yassine, a entrepris avec sa fille de mettre un terme à la tentation culturelle profrançaise fondée sur l’utilisation de la langue. Le plus remarquable dans cette entreprise est que le père comme la fille sont capables de s’exprimer dans un français impeccable et connaissent toutes les lois de la sémantique et de la démonstration. Il y a deux ans, c’est en français et en arabe que cheikh Yassine a publié un réquisitoire de tous les Maghrébins qui deviennent des écrivains français et de tous les bourgeois qui confient aux écoles françaises du Maroc ou de France, ou aux missions chrétiennes, le soin d’éduquer leurs enfants. Il faut reconnaître que l’argumentation de cheikh Yassine était fort perspicace. Il disait que la langue française était irriguée par deux grands courants, celui du catholicisme de l’Ancien Régime et celui de la modernité de la Révolution de 1789. Or, disait-il, ces deux grands courants exaltaient les valeurs les plus contraires à l’islam, et ceux qui pratiquaient le français devaient prendre conscience que les mots pouvaient influencer les idées, et donc les comportements. Quitte à apprendre une langue étrangère, disait cheikh Yassine, il fallait oublier le français, non pas seulement parce qu’il était la langue des colonisateurs, mais parce qu’il traduisait une conception de la liberté qui conduisait à l’aliénation des esprits et à la corruption des mœurs. Comme deuxième ou troisième langue (après l’arabe ou le berbère), l’anglais était l’outil culturel le moins dangereux pour les valeurs islamiques. D’ailleurs, la Grande-Bretagne était en ce moment un foyer culturel et une source de civilisation où il convenait que les musulmans s’abreuvent. Ces documents n’ont pas été commentés dans la presse française alors qu’ils contiennent des études importantes sur la façon dont les fondamentalistes religieux considèrent une langue. Non seulement les thèses y étaient fort intelligemment développées, mais l’efficacité des observations pouvait se mesurer à l’attention qu’elles suscitaient chez les francophones. À partir de ce moment-là, tous les Arabo-musulmans qui voulaient persévérer dans la francophonie comprenaient mieux les raisons profondes de leur choix, se sentaient rassurés d’y avoir procédé et en arrivaient à mieux distinguer ce qui leur paraissait riche, généreux et ouvert dans leur éducation islamique. Je dirais que, en réaction contre cheikh Yassine et après la lecture de ses textes, nombre de partisans du français sont devenus optimistes sur la fonction moderniste et sur l’avenir libérateur de la francophonie. Et je pense que nulle part on ne peut mieux comprendre cette observation qu’au Liban aujourd’hui. *Écrivain, directeur et cofondateur du « Nouvel Observateur » Demain, la suite de nos éditoriaux hors-série avec Carlos GHOSN
Par Jean Daniel* «Je trouve dans la langue française rien de moins qu’une patrie » : on peut retrouver cette affirmation d’un lien charnel avec les mots sous la signature d’écrivains aussi étrangers les uns aux autres que les Roumains Cioran et Ionesco, le Tchèque Kundera, le Polonais Conrad, l’Irlandais Beckett, l’Algérien Kateb Yacine, le Marocain Driss Chraïbi,...