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Actualités - INTERVIEWS

Interview - Les États-Unis semblent « en pleine veillée d’armes », selon l’ancien chef de l’État Amine Gemayel : L’Administration américaine cherche à initier un changement dans les mentalités au Moyen-Orient(photo)

Amine Gemayel est une personnalité à la trajectoire politique toute particulière. D’une part, il y a l’ancien président de la République, qui est rentré, il y un peu plus de deux semaines, d’une visite aux États-Unis, durant laquelle il s’est entretenu avec des cadres du Pentagone, des membres de l’Administration Bush, et, tout particulièrement, avec le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. L’occasion pour lui de maintenir le contact avec de hauts responsables dans plus d’une capitale étrangère – des amitiés datant de son mandat – et de discuter du Moyen-Orient et du Liban. D’autre part, il y a l’homme politique national, membre du groupe de Kornet Chehwane, et le leader partisan, actuellement engagé dans une véritable lutte, au sein des opposants kataëb, avec la direction de Saïfi. Évoquant ses récentes rencontres avec les responsables américains à Washington, l’ancien chef de l’État affirme : « M. Rumsfeld joue un rôle primordial dans les orientations stratégiques des États-Unis. Les tours d’horizon que j’ai effectués avec lui, son équipe au Pentagone et d’autres responsables US ont porté sur les nouvelles données de la politique américaine après l’accession au pouvoir de l’Administration républicaine et la nouvelle stratégie américaine suite aux événements du 11 septembre 2001. » « Les attaques contre Washington et New York ont inauguré une nouvelle ère aux États-Unis. Désormais, ce ne sont plus les intérêts des États-Unis qui sont menacés, mais la sécurité du territoire et des citoyens américains eux-mêmes », explique M. Gemayel, dont c’était le premier voyage en territoire américain depuis la tragédie du 11 septembre. « Le Liban est directement concerné par cette mutation qui s’est opérée dans les consciences américaines » après l’attaque contre les deux tours jumelles de Manhattan, affirme Amine Gemayel. « Notre pays est devenu en quelque sorte la banlieue de Washington ou de New York du fait de l’implication présumée dans les derniers attentats de certaines factions libanaises ou résidents sur notre territoire, lesquels sont dans le collimateur de la CIA et du FBI… Ces attentats ont provoqué un traumatisme très profond qui a touché les villes et les localités de l’Amérique profonde et a incité la population à réclamer une politique musclée de la part de l’État, capable d’éradiquer la menace de nouveaux attentats qui pèse sur le pays… Ce phénomène pourrait être facilement exploité par les faucons de la nouvelle Administration pour lancer le pays dans une aventure militaire, quels que soient les risques », estime-t-il. M. Gemayel évoque aussi « l’éventualité d’un réengagement des troupes américaines dans la région du Moyen-Orient à la veille de la prochaine élection présidentielle ou bien avant ». « Le président américain ne peut pas rester passif après avoir fait autant de promesses à son peuple, dit-il. Il risque sa légitimité. On parle beaucoup à Washington d’une opération qui se veut décisive contre l’Irak de Saddam Hussein, mais d’autres objectifs ne sont pas exclus non plus. » La « veillée d’armes » US Évoquant le climat qui prévaut actuellement aux États-Unis, Amine Gemayel dit avoir eu l’impression de « s’être retrouvé au beau milieu d’une veillée d’armes ». Contrairement au Liban, « où règne une léthargie ambiante, que ce soit au niveau du pouvoir ou de la classe et des partis politiques inconscients de ce qui se passe autour de nous. Nous sommes à la veille de mutations substantielles et préoccupés béatement par des problèmes de pure intendance. Nous n’avons aucune vision globale. Or, les évènements diplomatiques qui se déroulent dans la région sont très dangereux : en Irak, le moindre faux pas aboutirait à l’éclatement du pays entre la partie kurde, la partie chiite et la partie sunnite. D’autres développements menacent l’entité soudanaise ; les accords de paix conclus entre le gouvernement et les rebelles peuvent entraîner le partage définitif du Soudan. Et en Cisjordanie, on ne sait jusqu’où va mener la politique jusqu’au-boutiste de Sharon, et ce qui va subsister de l’entité palestinienne. Ce ne sont que quelques exemples, mais on murmure beaucoup dans les grandes chancelleries de l’éventualité d’un nouveau Yalta moyen-oriental. La moindre déflagration peut remettre en cause des régimes politiques, des frontières ou même des entités, souligne-t-il. Nous sommes vraiment à la veille d’une troisième guerre mondiale, même si elle ne présente pas les caractéristiques de la guerre conventionnelle. Le pire, c’est que nous en sommes inconscients. Au plan arabe, chacun essaye de préserver des acquis éphémères, et au plan local, c’est l’irresponsabilité totale. Le pouvoir libanais ne semble en aucun cas préoccupé par les négociations, les manœuvres ou les tractations en cours et qui concernent toute la région. Nos relations privilégiées avec la Syrie ne devraient pas nous empêcher de nous pencher sur nos propres intérêts nationaux vitaux qui ne coïncident pas toujours, et sur tous les points, avec ceux de Damas. » Pourtant, Washington n’observe-t-il pas une attitude plus ou moins déconcertante vis-à-vis de la Syrie ? Amine Gemayel voit les choses différemment : « On dirait que la jeune équipe du président Bush junior voudrait profiter de la nouvelle donne afin d’essayer de changer les mentalités et les politiques gouvernementales en cours dans plusieurs pays de la région, pour plus de transparence, de tolérance et d’ouverture… À Washington, on est fatigué du double langage et de la duplicité dans les relations diplomatiques. C’est, semble-t-il, ce qu’ils reprochent entre autres à Arafat et qui a provoqué son isolement. » Et il ajoute : « Selon certains spécialistes américains, ces systèmes et régimes politiques dogmatiques et autocratiques sont en train de générer l’intégrisme religieux ou l’extrémisme idéologique et, par conséquent, le terrorisme. L’exemple de Ben Laden est en lui-même très éloquent et il revient à tout bout de champ. Ce n’est donc pas de l’idéalisme wilsonien de la part des États-Unis de vouloir changer les mentalités, mais un constat très pragmatique. Il s’agit de promouvoir la culture de la réconciliation pour instaurer un climat de sécurité et une véritable paix. Durant mes réunions avec les responsables proches du président Bush, j’ai soutenu que la logique de la force ne mènerait nulle part. C’est un suicide, si la force n’est pas accompagnée d’un vrai sentiment de justice et d’initiatives convaincantes dans ce sens. Il faut reconnaître par exemple la justesse de la cause palestinienne, celle des aspirations du peuple libanais qui veut rétablir sa souveraineté et restaurer la démocratie et la tolérance au Liban. Peut-être qu’un tel principe passe aussi par la refonte intérieure des systèmes autoritaires et autocratiques.» Amine Gemayel a évoqué la question de la souveraineté du Liban à Washington. Il dit à ce propos « que pour les Américains, la souveraineté, l’indépendance et la restauration du système démocratique et libéral au Liban sont des préoccupations permanentes, même si pour le moment elles ne sont pas prioritaires. Ils considèrent que n’importe quelle initiative dans la région pourrait avoir un effet positif vis-à-vis du Liban et aider à la réalisation de ces objectifs. Si nous pouvions évoluer vers cet objectif par les moyens politiques, diplomatiques, et dans la concertation et le dialogue, ce serait l’idéal. C’est l’un de mes objectifs et c’est dans ce sens que j’œuvre ». Une situation malsaine À la lumière de la conjoncture internationale, comment explique-t-il la levée de boucliers au Liban contre certains membres de l’opposition, accusés d’avoir des antennes américaines ? « Le refus du pouvoir d’initier le dialogue et d’élaborer une stratégie nationale consensuelle ouvre la voie à tous les écarts. Cela est regrettable, d’autant qu’il y a un désir de la part de la classe politique libanaise, toutes confessions et orientations confondues, de réfléchir sur l’avenir du Liban et de consentir les sacrifices nécessaires pour sauver le pays. Mais on a l’impression que c’est le pouvoir qui bloque ce dialogue au lieu d’en être le catalyseur », affirme-t-il. M. Gemayel dénonce la situation malsaine qui prévaut sur la scène politique, « la marginalisation, le démantèlement, le noyautage et tous les moyens sont utilisés par le pouvoir pour mettre au pas les organisations, les leaders et les partis politiques ». Lui-même, dit-il, est l’objet de menaces depuis un certain temps, et évoque « des nouvelles alarmantes reçues de certains milieux étrangers qui le mettent en garde contre certains dangers ». Et d’ajouter : « On essaye de frapper toutes les institutions qui continuent à vibrer et à défendre un Liban souverain et indépendant, solidaire de son environnement arabe, qui désire entretenir les meilleurs liens avec la Syrie dans le respect de la souveraineté et de la spécificité des deux pays. Tous ceux qui prônent ces idées sont la cible de toutes les menaces. Mais il ne faut pas arrêter le combat politique. Le faire serait suicidaire pour l’avenir de l’entité libanaise ». Quant à l’action qu’il entend mener au plan partisan, elle sera « de l’intérieur du parti ». « Ce sont les partisans qui réagissent à cet ostracisme que pratique la direction de Saïfi dans le but de neutraliser définitivement le parti et d’en modifier les orientations, l’esprit et la culture politique. En fait, l’unité du parti s’est vraiment faite aujourd’hui. Nous sommes tous solidaires et réunis autour des principes fondateurs des Kataëb. C’est la direction actuelle qui s’est exclue par le fait qu’elle s’est éloignée de la base du parti », souligne-t-il. Les jeunes, moteur du changement Le président Gemayel rejette par ailleurs la distinction entre « modérés » et « extrémistes » et tous les slogans similaires. « Le pire, c’est que ce sont les plus extrémistes qui parlent aujourd’hui de modération. C’est de l’intox pur... Derrière ces slogans, il y a un plan ourdi par certaines officines obscures pour atteindre des objectifs déterminés. Le Liban mène un combat réel pour la réalisation de lui-même et contre l’abdication vers laquelle on veut le pousser. C’est un combat que mènent tous les Libanais : la ménagère dans son foyer, l’étudiant dans son université, le cadre dans son bureau, sans oublier les leaders nationalistes et les partis qui luttent toujours. Cette lutte est menée dans toutes les régions du Liban. On cherche à donner l’impression d’un pays divisé. Cela est faux. Cette division est en fait forcée et les Libanais n’aspirent qu’à se retrouver et à bâtir ensemble leur avenir. À chaque fois qu’une initiative est prise pour rassembler et réconcilier les gens, ces derniers reçoivent un coup sur la tête comme cela s’est passé le 7 août dernier, à la suite de la réconciliation dans la montagne », souligne-t-il. Malgré tout cela, Amine Gemayel est positif : « Nous sommes revenus de très loin. Ce qui s’est passé durant ces deux dernières années est édifiant ; c’est un sursaut généralisé. Les Libanais n’ont pas été intimidés par la répression, ils résistent toujours et ils ont réalisé de grands bonds en avant. De grands rassemblements politiques ont vu le jour dont le rassemblement de Kornet Chehwane ; des réunions politiques comme celle du Carlton pour les libertés ; des manifestations de jeunes dans les rues et les universités ; sur le plan parlementaire, le succès d’un bon nombre de députés contestataires, le dernier en date Gabriel el-Murr au Metn… Tout cela devrait raviver l’espoir ». Pour le président Gemayel, ceux qui ont fait la différence, ce sont les jeunes, à qui il rend hommage. « Ils devraient être fiers : ils ont été à la base de toutes ces réalisations. Ils devraient reprendre espoir et cesser de penser à l’émigration, même si les temps sont durs. La détermination mène à la réussite, nous ne renoncerons pas, et notre combat est en train de porter ses fruits. La détermination des jeunes grandit, prend de plus en plus le dessus sur la répression de certains services. Ce sursaut de la jeunesse libanaise, que je vis à travers mes enfants et les autres jeunes que je côtoie chaque jour, me fascine. Je suis de plus en plus confiant qu’après toutes ces années de répression et d’intox, durant lesquelles on a utilisé des Libanais pour briser les Libanais et les pousser à se résigner, tout est en train de changer dans le bon sens. » Michel HAJJI GEORGIOU
Amine Gemayel est une personnalité à la trajectoire politique toute particulière. D’une part, il y a l’ancien président de la République, qui est rentré, il y un peu plus de deux semaines, d’une visite aux États-Unis, durant laquelle il s’est entretenu avec des cadres du Pentagone, des membres de l’Administration Bush, et, tout particulièrement, avec le secrétaire à...