Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Opinion Grégoire Haddad, 27 ans après

Comment expliquer l’incident regrettable dont a été victime l’évêque Grégoire Haddad ? D’aucuns parlent de l’émergence d’un intégrisme religieux pour lequel les propos de l’évêque sur Télé-Lumière sont incompatibles avec l’orthodoxie doctrinale, ce qui a suscité un mécontentement qui a débouché sur un acte de violence. D’autres font état d’une manipulation orchestrée par des services de renseignements pour étayer la thèse d’un extrémisme religieux en milieu chrétien, faire ombrage à l’assassinat de Ramzi Irani et discréditer une opposition chrétienne en plein élan. De fait, le discours de Mgr Haddad a été perçu par une certaine mouvance religieuse comme un appoint à un travail de sape qui vise à discréditer la communauté chrétienne et porter atteinte à sa stature morale. Les chrétiens subissent des politiques d’expropriation à des niveaux très divers ; le discours de l’évêque a été perçu comme une participation à cette action d’expropriation, qui vise cette fois-ci ce qu’ils ont de plus spécifique, leur identité religieuse. L’atteinte étant effectuée cette fois-ci, selon la même mouvance, par quelqu’un qui bénéficie d’une aura statutaire. Par contre, je ne pense pas que le recours à la violence soit inspiré par des milieux ecclésiastiques, comme l’a laissé entendre l’évêque Haddad. Il s’agit, à mon avis, d’une action ponctuelle mais symptomatique d’un malaise qui va bien au-delà de l’homme, même si l’action de Mgr Haddad a toujours eu du mal à se définir de manière non ambiguë : 1°) Grégoire Haddad a eu tort de situer son action de réforme pastorale dans une perspective ecclésiologique solipsiste, il est en un sens sa propre église, il fait Église à lui seul. Son action aurait davantage gagné à se situer à partir de registres théologiques écclésiologiques et canoniques plus objectifs. L’action de réforme pastorale qu’il avait jadis menée et qui allait dans le sens d’une plus grande participation diocésaine, de la modernisation de l’administration, ainsi que son action dans le secteur du développement social et son zèle ministériel sont des plus louables. Sa démarche de jadis s’était inscrite dans une mouvance réformiste plus large et dont les répercussions se sont fait entendre dans maintes Églises. Depuis, les choses ont beaucoup changé et l’Église du Liban – malgré l’état de guerre prolongée – a effectué des changements significatifs dans le sens de la démocratisation des structures et d’une plus grande participation des laïcs. À entendre Mgr Grégoire Haddad, on a l’impression que rien ne se fait et que l’appartenance ecclésiale est une dimension creuse. 2°) L’engagement social de l’évêque Haddad est tout à son honneur et a valeur d’exemple dans les annales de la politique sociale au Liban, ainsi que dans la promotion d’un sens de la citoyenneté et de la fraternité plus affirmé. Mais on a parfois l’impression que l’évêque laisse croire que l’Église est en retrait par rapport à la question sociale et qu’il en a l’exclusivité. Or, l’Église du Liban s’est toujours distinguée par une action systématique et intense dans les divers secteurs de l’éducation, des soins médicaux et hospitaliers, des mouvements scouts et de jeunesse, de l’action sociale et caritative et celle de l’assistance immédiate, des activités musicales et chorales, des activités sportives collectives, ainsi que dans l’élaboration des politiques publiques... Elle a en réalité posé les jalons de l’État social Au demeurant, l’action institutionnelle de l’évêque n’a pas atteint, en envergure, celle des ordres religieux, des grands entrepreneurs que furent à titre d’exemple les pères Yaacoub Haddad, Antoun Akl et Mgr Antoine Cortbawi, ou celle des stratèges du développement que furent les pères Lebret, Legenissel et Ducruet... Le véritable problème social auquel l’Église est actuellement confrontée est celui d’une coordination plus étroite des ministères et d’une redéfinition des rapports entre le privé et le public, en vue d’assurer un meilleur accès aux droits sociaux. 3° ) Politiquement, Mgr Haddad semble avoir du mal à se situer vis-à-vis de la culture politique qui marque le christianisme libanais, qui a puisé ses prémisses à l’expérience historique et matricielle de l’Église maronite. Il répercute, dans son attitude, un trait profondément caractéristique de la psyché minoritaire. Il est interdit de se situer de manière distinctive. On doit se justifier vis-à-vis de la majorité, soit en s’y identifiant, soit en se définissant à partir d’une indistinction théologique, culturelle ou politique. Tout ce qui distingue est moralement répréhensible ou politiquement non correct. L’évêque G. Haddad n’a pas essayé de penser la profonde originalité de l’entité nationale libanaise qui a remis en question l’islam conquérant et niveleur des califats musulmans successifs, qui avait cassé la dynamique des christianismes orientaux. Or la modernité politique a permis, moyennant la création d’un État national, de transcender les clivages de la dhimmitude, d’asseoir les rapports entre chrétiens et musulmans sur de bases de partenariat égalitaire et de symétrie contractuelle. Cette entité nationale a pu asseoir un modèle de démocratie consociative basée sur la reconnaissance du pluralisme et sa gestion selon les normes d’État de droit, des pratiques consensuelles et d’alternance du pouvoir, une plate-forme citoyenne inclusive, une distinction de principe entre la société civile et le pouvoir politique, qui ont prémuni cette dernière contre les politiques de domination. Il faudrait aussi rappeler à Mgr Grégoire Haddad qu’une action pareille à la sienne, basée sur une éthique de conviction, n’est possible que dans le cadre d’une société politique qui se veut ouverte comme la nôtre. Par ailleurs, ce n’est pas un hasard que le Liban soit devenu la capitale des chrétientés orientales. Il est regrettable de constater qu’une vision incomplète des réalités libanaises et régionales a empêché Mgr Haddad d’avoir une attitude moins partisane à l’égard de la communauté chrétienne durant la guerre, un statut de médiateur actif et neutre, et un rôle effectif dans la politique d’assistance qu’une guerre prolongée a rendu urgente. Sa coopération avec l’administration civile du temps de Kamal Joumblatt n’a pas empêché celui-ci de poursuivre « sa politique de revanche vis-à-vis des maronites ». Ses sympathies vis-à-vis de l’OLP n’ont pas empêché celle-ci de mener à bien et conjointement avec le Mouvement national des entreprises de nettoyage ethnique et un travail de sape de l’entité nationale libanaise dont il a fini par être la victime. Une réflexion critique ne peut pas ne pas relever ces incohérences. La critique sans nuances qu’il effectue des choix politiques en milieu chrétien dénote une grave méconnaissance des réalités : mise à mort de l’indépendance, minorisation insidieuse et progressive, verrouillage socioéconomique, atteintes à l’État de droit, aux libertés publiques, aux droits de l’homme... Cette critique est également révélatrice de ce rejet impensé de tout caractère distinctif des chrétiens. Ces derniers devraient rester dans un « non-lieu », faute de quoi, ils risquent de verser dans le « sionisme chrétien » et de « travailler contre eux-mêmes », ce qui les expose à la loi de la majorité (voir Magazine du 21 juillet ainsi que le numéro de juillet de Haramoun). Pour lui, la différence est non seulement impensable, mais elle est aussi moralement inacceptable. Le quiétisme, l’apolitisme seraient les seules positions acceptables pour un chrétien. L’hypothèse de l’émergence d’un intégrisme chrétien est loin d’expliquer la radicalisation que la marginalisation des chrétiens est en train d’induire. Il s’agit moins d’intégrisme que de piétisme typique à une variante de religiosité populaire qui s’explique à partir d’un vide normatif diffus. J’invite Mgr Haddad à faire preuve de réalisme et à reconnaître que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient du temps où il les avait laissées il y a 27 ans : l’Église a changé dans le sens d’une ecclésiologie davantage inclusive et moins cléricale, une division du travail plus élaborée et une modernisation organisationnelle ; les laïcs sont davantage conscients de l’importance d’une culture théologique sérieuse pour un témoignage chrétien effectif, et la multiplicité des chantiers ministériels et apostoliques témoignent du sérieux des engagements pris par l’Église dans la pluralité de ses composantes. La tâche qui nous incombe de manière prioritaire est de promouvoir la collégialité ecclésiale afin de couper court aux dérives carriéristes en milieu d’Église. D’autre part, en reconnaissant le bien-fondé des différentes sensibilités, on réhabilite une vertu principale de la démocratie contemporaine : la modération. Charles Chartouni Professeur à l’Institut des sciences sociales - II Université libanaise
Comment expliquer l’incident regrettable dont a été victime l’évêque Grégoire Haddad ? D’aucuns parlent de l’émergence d’un intégrisme religieux pour lequel les propos de l’évêque sur Télé-Lumière sont incompatibles avec l’orthodoxie doctrinale, ce qui a suscité un mécontentement qui a débouché sur un acte de violence. D’autres font état d’une...