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Actualités - OPINION

REGARD - Roger Moukarzel, Jean-Luc Moulène, Fondation arabe pour l’image (I) - Une enfance photographique

Dans le quartier des Arts et Métiers de mon enfance, dont l’air n’était pas encore vicié, on vivait assez vieux. Un jour, l’épicerie de l’antique Abou Khaled resta fermée un jour entier. Le lendemain nous apprîmes qu’il était décédé à l’âge canonique de 115 ans. La veille, il m’avait vendu un chewing-gum à une demi-piastre. Je m’étais amusé à le fixer à travers le trou de cette menue pièce qui permettait d’isoler et de cadrer les objets et les personnes qu’on voulait observer en y focalisant son attention. Fente étroite Plus tard, Zhuang-zi allait m’apprendre que dans la Chine ancienne on jugeait les œuvres d’art en les contemplant à travers une « fente étroite ». Si Abou Khaled n’était sans doute pas une œuvre d’art, il était incontestablement un monument inamovible avec son « kombaz » à rayures et son tarbouche haut perché. À travers l’œil béant de la demi-piastre qui faisait office d’objectif, je lui tirais en quelque sorte le portrait. Le lendemain, son arrière-petit-fils de 19 ans, Khaled, qui lui avait succédé derrière la petite table bancale et surchargée de la boutique, m’affirma péremptoirement qu’il entendait vivre encore plus longtemps que son aïeul. Il mourut le soir même. J’appris à ne jamais tirer de plans sur l’avenir et à vivre au jour le jour. Le masque et le visage Dans ce Beyrouth encore presque bucolique, les œufs frais arrivaient chaque matin à dos d’âne, proposés par un paysan des environs – Hamra, qui était une région semi-agricole, ou peut-être Jal el-Bahr, sur la Corniche. Il se présentait en « cherwal » et « labbadé ». Nous nous disputions pour mirer les œufs afin d’en apprécier la fraîcheur. Souvent, pour mieux voir, nous faisions un tube de la main droite tandis que la gauche élevait l’œuf à contre-jour. Autre façon de canaliser le regard vers l’objet inspecté pour en débusquer le secret, comme lorsqu’on tente de saisir la vérité d’un être dans son portait, en tâchant de capter le visage derrière le masque, la personne derrière la persona. Un souffle de vie Le mystère de l’œuf devient presque sacré lorsque, pris à ce jeu, nous en laissâmes tomber un par terre. Ma mère se contenta de dire fermement : « On ne joue pas avec les œufs. Ce sont des souffles de vie ». Si même les œufs sont vivants, alors, forcément, tout ce qui se meut, si infime soit-il, devient intouchable. Respect des êtres dans leur individualité : un œuf n’est pas un item interchangeable, mais une véritable idiosyncrasie. Leçon retenue : toujours concentrer, approfondir le regard, chercher à traverser les apparences qui dissimulent souvent, telle la coquille translucide, de savoureux arcanes. Portrait de groupe avec chien Le lait, lui, était livré à bicyclette par un jeune homme que nous surnommions Abou Keyl pour l’aisance consommée, un art véritable, avec laquelle il opérait des transvasements compliqués et hermétiques à notre entendement avec ses récipients en étain, afin de nous gratifier, à la fin de ces numéros de jonglerie arithmétique (nous avions des problèmes du même genre à résoudre en classe, mais par le raisonnement) de la quantité de lait réclamée. Un jour, Abou Keyl annonça qu’il allait émigrer en Arménie soviétique. Ma mère en profita pour lui proposer d’emmener mon chien qu’à ses yeux je ne traitais pas avec assez de ménagement. Abou Keyl, de son vrai nom Haroutioun, nous expliqua qu’il ne manquerait pas d’envoyer des nouvelles de lui et du chien. Pas par écrit, mais en photo. La censure sévissait alors en Arménie et la seule façon pour les nouveaux immigrés de transmettre des informations était le langage, apparemment innocent, des portraits de groupe. Si tout allait bien, il serait debout. Si ça allait mal, il serait assis, le chien à ses côtés. Sa famille pourrait alors décider soit de le suivre, soit de renoncer au rêve du retour au paradis national. Le rêve du paradis est indéracinable de l’âme populaire. Bien plus tard, une femme de ménage kurde nous expliquera que la victoire du nassérisme signifiait que tout le monde allait être doté de dentiers en or. On protège sa fortune comme on peut. Dans son coffre-fort pour les uns, dans sa bouche pour les autres. Messages codés Quelques mois après, le frère de Abou Keyl, qui avait hérité de la fonction et du surnom, nous montra une photo qui venait d’arriver d’Arménie : devant un groupe de personnes assises aux sourires jaunes, Haroutioun était couché par terre, sur le dos, fixant obstinément le ciel. Seul le chien, lové sur sa poitrine, tournait les yeux vers l’objectif. « Il est plus bas que le chien », commenta, navré, son frère. De ce jour, je compris que les photos sont des messages codés, même quand ce n’est pas de propos délibéré, qu’elles recèlent un sens second, voire un tiers sens et peut-être bien d’autres sens encore, qu’elles ont besoin d’être déchiffrées, explicitées, interprétées. Que rien ne va de soi, que toute réalité en cache une autre et qu’il nous appartient d’aller jusqu’au bout du décryptage. Tout arrêt est sans doute arbitraire et il y a toujours encore un effort à faire pour accéder à une compréhension supplémentaire. Cliché inaugural J’avais saisi que tout allait vraiment très mal pour Haroutioun, mais sans appréhender jusqu’à quel point. Le détail significatif du chien sur la poitrine m’avait échappé. Et, plus encore, que ce détail pouvait être interprété de plusieurs façons, comme le remarqua, avec sagacité, le nouveau garçon laitier. Je crois que je n’ai perçu toutes les implications de cette image que lorsque j’assistai, des années après, au Testament d’un chien, pièce d’un auteur dramatique argentin montée par Berge Fazlian. Le spectacle fut d’ailleurs interdit par la censure le soir même de la première, les policiers investissant les lieux. Avec Zarathoustra devenu chien de Raymond Gébara, d’autres échos de sens se réverbéreront en moi, mêlés aux échos mnémoniques visuels, presque antédiluviens, de ce cliché inaugural. Résurrection Haroutioun s’était sacrifié pour les siens. Mais, quoique collé à la terre si promise et si décevante, comme piégé par le destin, il gardait encore l’espoir de s’en sortir : il ne tournait pas le visage vers le sol, le passé, les rêves enterrés, il visait le haut, le ciel, les nuages qui circulent librement à travers les frontières, n’ayant que faire des visas d’entrée sans sortie. « Il élabore un plan d’évasion » me dit son frère. « S’il ne nous regarde pas, c’est pour nous faire comprendre qu’il n’est pas un chien mais un oiseau, qu’il trouvera le moyen de s’échapper ». Mais il n’arrivait pas à y croire. Un jour de découragement, il me dit : « Regarde, il est immobile comme les trépassés sur leur lit de mort. Les chiens, parfois, refusent de quitter la tombe de leur maître. » Et puis il se reprenait : « Non, non, il s’appelle Haroutioun, Résurrection, il finira par se redresser et nous le verrons revenir d’entre les morts. » Ainsi, certaines photos continuent à nous interpeller, à solliciter notre imagination sémiotique, à maintenir ouverte la plaie qu’un jour elles nous infligèrent. Regard térébrant De cette enfance photographique, un autre cliché me hante : le portrait de mon arrière-grand-père, pris vers 1910. C’était la seule photographie accrochée aux murs qui étaient tapissés de tableaux de mon père, peintre frustré qui s’adonnait à sa passion dès qu’il le pouvait. Tout ce patrimoine a disparu en 1976 dans le pillage de l’appartement familial, au centre-ville. Il n’en reste qu’une aquarelle de 1935 rachetée par moi sur un trottoir de Hamra. Et une toile de 1926 peinte à l’âge de treize ans : Zokak el-Blat, vu de ma fenêtre qui a réchappé par miracle au pillage de mon propre appartement à Zeitouné. Une toile à la Giorgio de Chirico à laquelle je tenais beaucoup et que Paul Guiragossian trouvait fascinante. Dans ce portrait, l’aïeul avait un regard tellement térébrant qu’il inversait la relation sujet-objet, regardant-regardé : c’est moi qui me sentais non seulement fixé, mais pénétré, débusqué dans mes derniers retranchements. Comme s’il fallait lever tous les voiles, abandonner toute dissimulation, toute réserve, toute arrière-pensée. Il est vrai que les portraits de l’époque ont presque tous un regard d’une étrange intensité. Mais celui-ci allait au-delà : c’était un regard éthique qui vous sommait d’être véridique, une assignation à comparaître devant le tribunal intime. La photo a matériellement disparu, mais l’image est toujours présente dans une sorte de limbes virtuels. C’est sans doute ce regard qui m’a poussé à être un regardeur perpétuel et lui qui, à mon insu, m’a fait intituler Regard ces chroniques. Substitution Toutes les photos ont été volées et, avec elles, une partie de ma mémoire. Mais de certaines je me souviens avec une grande clarté, bien que je n’aie plus aucun souvenir de l’événement qu’elles étaient destinées à perpétuer. Je me revois dans la photo, mais pas du tout dans la réalité, comme si je ne l’avais pas vécue, comme si, loin de se contenter de rappeler un événement externe passé, elle avait fini par se substituer complètement à lui. N’était-ce son témoignage, puisque l’événement n’existe plus dans la mémoire, il n’a jamais existé. Il y a une trace, mais pas de traceur. C’est avec de pareils trous de mémoire que, faute de documents, on écrit souvent l’histoire. Quand ils existent, on les triture pour leur faire dire à peu près ce qu’on veut, souvent le contraire de ce qu’ils entendent dire ou montrer. Aujourd’hui, grâce aux logiciels ad hoc on peut très facilement soit supprimer, soit ajouter des éléments. Il est dès lors possible de falsifier non seulement la grande histoire, comme le faisait l’Encyclopédie soviétique ou comme l’a fait un ouvrage récent sur l’avion prétendument imaginaire du Pentagone, mais même la sienne propre. Hier, un ami m’a montré une photo où il avait effacé un personnage secondaire derrière le personnage principal. Mais il avait oublié son ombre. Dans la photo imprimée, seuls ceux qui ont le regard très exercé s’apercevront de la supercherie. Les autres n’y verront qu’une ombre. (À suivre). Roger Moukarzel, crypte de l’église Saint-Joseph, USJ ; Jean-Luc Moulène : Bab el-Saray, Saïda ; Fondation arabe pour l’image, CCF. Joseph TARRAB
Dans le quartier des Arts et Métiers de mon enfance, dont l’air n’était pas encore vicié, on vivait assez vieux. Un jour, l’épicerie de l’antique Abou Khaled resta fermée un jour entier. Le lendemain nous apprîmes qu’il était décédé à l’âge canonique de 115 ans. La veille, il m’avait vendu un chewing-gum à une demi-piastre. Je m’étais amusé à le fixer à...