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Actualités - OPINION

IMPRESSION Savon, fin

La savonnette va disparaître. Non pas se dissoudre comme le veut son destin. Disparaître tout court. Après avoir fait la fortune des fabricants de cosmétiques et transformé le secteur publicitaire en véritable industrie, influencé le paysage audiovisuel mondial en sponsorisant les «soap operas», érigé la toilette en vertu, la salle de bains en sanctuaire, la concierge en star et occupé le top 10 du panier de la ménagère ; la tablette qui mousse, qui fait la peau douce, le baiser-lavande et les mains propres et la joue fraîche, est en disgrâce. C’est le nouveau millénaire qui veut ça. Qui n’en finit pas d’envoyer au rencard nos objets fétiches et de brûler ce qu’on a adoré. Il y avait une part de bluff plutôt amusante dans la grande scène du bain où la plus-jolie-fille-du-monde émergeait de ses bulles, couronnée d’une serviette savamment torsadée et caressant la tablette magique qui ne pouvait pas (inutile même d’essayer) avoir fait tout ça, et les bulles, et les cheveux, et la perfection du visage. Mais bon, on voulait bien marcher. Ce n’est donc pas cela qu’on reproche à la brave savonnette, de nous avoir fait rêver un peu et intégré le sent-bon au bien-être. Ni d’avoir déguisé en lavande l’expression fauve de nos émotions, et modifié nos messages hormonaux en les adressant sans ambiguïté aux… abeilles, et transformé les femmes en jardins et les hommes en forêts, et les douches en cascades exotiques. Mais voilà, il est déjà loin, le temps où l’on plaignait les déshérités de l’Inde parce qu’ils manquaient des accessoires les plus rudimentaires de la propreté, à commencer par le savon. À quel confort pouvait prétendre un peuple sans savon ? C’est nouveau, ça vient de sortir : la grande industrie du savon annonce l’arrêt prochain de sa fabrication parce qu’après avoir été le symbole absolu de l’hygiène, le savon dégoûte. Glisser comme ça, de main en main, ça vous passe de ces bactéries, et des plus intimes, paraît-il. Désormais, quand on vous «passera un savon», ça voudra dire pire que cela ne dit. Pire encore que passer un billet de banque, taper sur un clavier collectif, ou pousser une porte d’ascenseur. Pire parce qu’après, il n’y a pas de remède si le savon ne gomme rien des souvenirs d’une main. En attendant de trouver mieux, le savon liquide est promis à un avenir florissant, mais à quoi ça sert puisqu’il faut encore pousser le piston après les autres ? Il faut dire que déjà, on n’a plus à tourner la manette du robinet depuis que le petit voyant devine que vous lui réclamez de l’eau. Il est vrai qu’au Liban on ne prévoit pas grand-chose, mais au moins, on aura prévu un musée du savon. Au cœur du vieux souk merveilleusement restauré de la ville de Saïda, dans un enchevêtrement de voûtes qui bruit encore de l’écho des chalands, un îlot de volupté raconte dans la douce lumière des vieilles pierres un secret venu du fond des temps. Il raconte que dans notre partie du monde et bien avant les préceptes nordiques de culture physique au sens élargi, on voue au corps un culte sensuel et délicat, souvent célébré dans la communauté des hammams. On ne se souvient même plus de quand le savon a remplacé le sable pour effacer les souillures, et offrir aussi bien au dieu qu’à l’amant une peau fraîche et parfumée, apprêtée comme pour faire oublier sa dégradation inéluctable. Du chaudron où cuisait la formule magique aux pyramides de lingots estampillés du nom de leurs fabricants, une invitation violemment sensuelle à toucher, à gratter, à sentir. À l’odorat encore vierge de l’assaut des aldéhydes les parfums étaient d’une infinie délicatesse, à peine exprimés pour ne pas envahir le langage intime d’un bavardage grossier. Si la savonnette doit disparaître, érigeons la savonnerie de Saïda en patrimoine de l’humanité. En souvenir des temps simples dont la surenchère industrielle nous fera bientôt oublier la subtilité. Fifi ABOUDIB
La savonnette va disparaître. Non pas se dissoudre comme le veut son destin. Disparaître tout court. Après avoir fait la fortune des fabricants de cosmétiques et transformé le secteur publicitaire en véritable industrie, influencé le paysage audiovisuel mondial en sponsorisant les «soap operas», érigé la toilette en vertu, la salle de bains en sanctuaire, la concierge en...