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Actualités - INTERVIEWS

Entretien - Ghassan Salamé répond aux questions de « L’Orient-Le Jour » Comment le sommet arabe a été sauvé, et pourquoi est-il aujourd’hui très important

L’équipe que le ministre de la Culture chargé de la préparation du sommet arabe (et francophone) a mise sur pied peut aujourd’hui organiser n’importe quel sommet, n’importe où sur la planète. Et Ghassan Salamé n’est pas en reste. Par sa capacité à abattre des montagnes de travail, par son imposant bagage intellectuel, par sa maestria et aussi, sans doute, par son ego surdimensionné, il a réussi aujourd’hui à accumuler sur sa personne un capital confiance chez la majorité des décideurs du monde, ceux des «spotlights» comme ceux des coulisses. Ce qui fait qu’il sait beaucoup, beaucoup de choses. Et notamment sur le sommet arabe et ses labyrinthes, en amont comme en aval. Des «choses» dont il a partagé une grande partie avec L’Orient-Le Jour. Il est évidemment impossible de ne pas entamer un entretien entièrement consacré à ce sommet arabe prévu dans moins de deux semaines à Beyrouth, sans parler, d’abord, de la toute jeune résolution 1397 de l’Onu. «C’est un tort historique qui commence à être corrigé. Malheureusement, ça ne fait qu’officialiser le discours du Kentucky de Powell ou la déclaration de Bush à l’Assemblée générale. J’aurais aimé qu’elle les précède». Et puis, selon Ghassan Salamé, il manque à la 1397 ce «modus operandi», cet engagement réel de la communauté internationale pour devenir «la sage-femme de l’État palestinien». Et la surenchère syro-libanaise ? «Ce n’est pas une surenchère. Je partage ces réticences qui consistent à dire, par exemple, que l’on veut la preuve tangible que la 1397 n’est pas uniquement une déclaration pompeuse qui n’aura, au mieux, aucun effet». Vous n’êtes pas un peu naïf en prêtant à Beyrouth et à Damas des intentions aussi angéliques ? «Je ne fais aucun procès d’intention. Peut-être que la Syrie a eu d’autres raisons de s’abstenir. Mais souvenez-vous qu’elle et le Liban sont des pays qui refusent d’être marginalisés par un nouvel accord bilatéral après Camp David, Wadi Araba ou Oslo. Ces deux pays considèrent que chacune de ces étapes bilatérales a conduit à les écarter et a rendu plus difficile l’obtention de leurs propres revendications. La position syro-libanaise date de Madrid et refuse que les deux processus – normalisation et récupération des terres – aillent de pair. Une proposition que Ryad a toujours soutenue». Mais depuis l’initiative Abdallah, ce n’est plus le cas. Pourquoi ? «Ils ont offert une carotte, parlé de normalisation et remis ainsi en cause une position vieille de dix ans. C’est un message aux Israéliens : cessez de soutenir Sharon et voyez comme les Arabes – et quels Arabes... – acceptent d’envisager un discours de compromis historique. Ils ont également voulu remettre le dossier bilatéral saoudo-américain dans un contexte plus large que celui des demandes US concernant leur structure interne (et qui commencent à les étouffer). Et surtout, depuis le 11 septembre, les Arabes ne font que recevoir : alors, avec cette initiative princière, ils montrent que le corps politique arabe, tout affaissé qu’il paraisse, peut encore réagir et initier». Ghassan Salamé se demande aussi dans quelle mesure cette proposition peut se transformer, ou non, en plan. Chose qu’exigent la Syrie, le Liban, les Palestiniens. «Mais est-ce qu’en deux semaines, entre Le Caire et Beyrouth, il y aurait assez d’énergie chez les Saoudiens pour qu’ils opèrent la translation ? J’en doute. Le plan est important si l’on recherche l’adhésion ou le refus des autres pays. Pour l’instant, tout cela n’est que balises, c’est au moment du plan qu’il y aura un “make or break”. Sauf que la vision saoudienne sera sûrement plus explicitée, plus officialisée à Beyrouth». Les trois «choses», les cinq déclics Justement, le sommet ? Sera-t-il réellement historique, comme beaucoup s’amusent – ou se plaisent – à le répéter ? «Ce sommet a une histoire. Qui est en train de se faire. Et elle est passionnante. Parce que, généralement, les sommets arabes commencent avec de grandes promesses et finissent en queue de poisson. Pour ma chance, et celle de ce pays, c’est un sommet qui a commencé avec des doutes très puissants sur sa tenue. Il vaut mieux commencer bas et prendre de l’épaisseur que de ne générer que des déceptions. Ce sommet a eu la chance de commencer très bas. Des Libanais et non des moindres ne voulaient pas de sa tenue. Des Arabes ont jugé que le moment était inopportun». Qu’est-ce qui a sauvé ce sommet ? «Trois choses. La détermination du Liban – pas tout le Liban». Qui ? Lahoud ? Hariri ? Les deux ? Aucun ? «Les deux. Mais plus important : une détermination encore plus forte du secrétaire général de la Ligue (Amr Moussa) qui fait là son premier sommet et qui ne voulait pas le rater. Et encore plus important : une décision – la plus importante de la Ligue arabe à mes yeux, et que tout le monde a pris à la légère –, celle de tenir un sommet à la dernière semaine de mars, quelles que soient les situations politiques. C’est le facteur essentiel, la régularité. Avant, de 1964 à 2000 (au Caire), à chaque fois qu’il fallait tenir un sommet, on n’en terminait pas : il fallait des mois de consultations». Et Ghassan Salamé évoque alors ces nombreux déclics qui ont fait que le sommet prenne, justement, de plus en plus d’épaisseur. «Un : une initiative européenne pour casser le cloisonnement d’Arafat. Elle a commencé en décembre et n’avait rien à voir avec le sommet. Petit à petit, les Européens ont raccroché cette décision à la tenue du sommet, et il y a deux semaines, ils ont réussi à faire entrer les États-Unis dans la danse». Qui ? «Solana. Depuis deux ou trois semaines, ils utilisent le sommet de Beyrouth comme argument fondamental pour accélérer le décloisonnement d’Arafat». Avec une garantie de retour ? «Oui. Qu’ils sont en train d’étudier d’une façon très détaillée. Je me suis entretenu pendant trois heures avec Moratinos il y a quelques jours. Deuxième déclic : le discours de Bush sur “l’axe du mal”, fin janvier, et les menaces très claires contre l’Irak. Le ministre irakien des Affaires étrangères était également dans mon bureau tout récemment. Les Irakiens ont été jeudi dernier à New York pour deux séances de négociations extrêmement prometteuses entre Nagi el-Hadissi et Kofi Annan. Cette journée de travail irako-onusienne n’a peut-être pas réglé le problème, mais elle a un peu nuancé la position ultra de Blair, a poussé le Premier ministre turc à être hostile à toute frappe contre l’Irak, et Beyrouth est perçu à la fois par Annan et par les Irakiens comme une étape importante après le coup d’envoi de New York la semaine dernière». Ce déclic est un peu contrecarré par la tournée de Cheney… «Certes, mais c’est un déclic important. Si Beyrouth est le lieu où l’on va annoncer un nouveau compromis irako-onusien, eh bien, abstraction faite de tout le reste, c’est un sommet très réussi. Troisième déclic important : le déclic maghrébin. Le sommet n’étudiera pas formellement l’affaire du Sahara, la Ligue arabe n’en a jamais été saisie. Mais bien entendu, si Mohammed VI et Abdel-Aziz Bouteflika viennent à Beyrouth, et ils y viendront, j’espère que le sommet de Beyrouth, en coulisses, permettra une plus grande décrispation. Et naturellement, quatrième déclic : l’initiative Abdallah. Enfin, nous avons transformé, en accord avec Amr Moussa, le fonctionnement de cette réunion en instaurant cette réunion de sherpas le 23 mars : en donnant une dimension économique forte, en parallèle au volet politique». Plusieurs facteurs ont donc, depuis début 2002, inversé la vapeur, et aujourd’hui, «nous voilà face à un moment très important, et qui peut même être historique». D’autant plus qu’il y a eu autre chose qui «nous a aidés : comme ce sommet a été annoncé, beaucoup de gens ont eu peur. En se demandant quel message “sommes-nous en train d’envoyer au monde, nous Arabes, si on n’arrive même pas à nous réunir ?”». Il n’y a vraiment eu aucune pression US pour que ce sommet ne se tienne pas ? «J’ai lu, à ce sujet, dans la presse arabe, des articles à mourir de rire. Sur le plan formel, nous n’avons jamais été approchés, ni nous ni d’autres, pour que ce sommet n’ait pas lieu à Beyrouth. Mais ce qui m’inquiéterait, c’est que les Américains ne fassent pas pression, en toute légitimité, sur tel ou tel pays arabe pour que les résolutions aillent dans le sens de leur intérêt. Même les Turcs, les Iraniens, les Indiens veulent venir observer, voir si leurs intérêts vont être sauvegardés. C’est pareil dans l’autre sens. Les Américains veulent toujours lutter contre le terrorisme, ne veulent pas que l’initiative Abdallah se précise réellement. Ne veulent pas que la solidarité naturelle avec l’Irak soit exprimée très clairement, etc». Les scénarii pour Arafat Deux mots sur Arafat, sa venue. «Beaucoup de scénarii existent. Je ne sais pas d’abord si Sharon ne changera pas d’avis. Il peut toujours le faire». La présence d’Arafat n’est donc pas garantie à 100 %. «Certainement pas. Il n’est autorisé qu’à circuler dans les Territoires. Mais ce qui est bête à mes yeux, c’est que certains Palestiniens, certains Arabes et même, comble de l’horreur, certains Libanais ont commencé à dire : “Si Arafat ne vient pas, pourquoi faire le sommet ?”. Ça, c’est terrible, parce que ces gens-là offrent à Sharon un droit de veto sur la tenue du sommet arabe. Tout simplement. Ce sommet se tiendra inch’allah avec Arafat, sinon, il se tiendra quand même». Vous avez certainement discuté, avec vos différents interlocuteurs, notamment européens, des moyens de faciliter la venue et le départ d’Arafat à Beyrouth. «Aujourd’hui, le président du sommet arabe, c’est Abdallah II de Jordanie. Il serait bien que le président des Arabes prenne en charge la présence à Beyrouth de tous les invités du sommet. Par exemple… Et puis j’ai vu que le ministre qatarien, la semaine dernière, a été à Ramallah…». C’est laconique, mais tout est dit… Et ce que Ghassan Salamé ne veut pas, c’est que le Liban prenne en otages les dirigeants arabes pour leur rappeler leurs promesses faites au Liban. Ce que Ghassan Salamé veut, c’est montrer à ces hommes, dont la plupart ne sont pas venus au Liban depuis vingt-cinq ans, que c’est un pays sûr, où les investissements sont possibles, le tourisme aussi… On croirait entendre Rafic Hariri. «Pas du tout. Je ne dis pas que tout va bien et que c’est le paradis sur terre. Je veux simplement qu’ils sachent que l’image qu’ils ont du Liban n’est pas si noire que cela. C’est une occasion d’utiliser ce sommet, et celui qui suivra, pour montrer que le Liban a évolué. C’est essentiel, ça. L’Égypte par exemple n’a aucun effort particulier à faire, tout le monde connaît ce pays. Nous, nous devons le faire». Leur montrer aussi que nous ne sommes pas un pays autonome, que nous sommes sous tutelle ? «Nous n’avons pas besoin du sommet pour expliquer ni qui nous sommes ni dans quelle équation politique nous vivons. C’est pourquoi je réponds à ceux qui me le demandent que j’espère que les polémiques intérieures, les oppositions, les bruits et les mobilisations continuent pendant le sommet. Les Arabes nous connaissent parfaitement et nous observent. On embête tout le monde à chaque fois avec le moindre de nos bobos. Pas la peine que les Libanais déçoivent les Arabes en n’étant pas eux-mêmes. Que ceux qui ont des réserves sur la présence syrienne le fassent à la fin mars, si tel est leur bon plaisir…» Ghassan Salamé dixit. Ça a tout de même du bon, du très bon, la langue de bois quand on la coupe. Ziyad MAKHOUL
L’équipe que le ministre de la Culture chargé de la préparation du sommet arabe (et francophone) a mise sur pied peut aujourd’hui organiser n’importe quel sommet, n’importe où sur la planète. Et Ghassan Salamé n’est pas en reste. Par sa capacité à abattre des montagnes de travail, par son imposant bagage intellectuel, par sa maestria et aussi, sans doute, par son ego...