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Actualités - REPORTAGES

Reportage - Cinquante-neuf personnes sont rentrées hier d’Israël - Pour les familles, le bonheur incomplet des retrouvailles éphémères

Ils voulaient revenir avant les fêtes, pour les célébrer en famille sur la terre natale, et ils ont tenu parole. À travers les vitres embuées des bus de la Finul, ils font des signes de la main aux familles qui attendent sous la pluie, devant l’entrée du port de Naqoura. La brume trop dense empêche d’identifier les arrivants, mais jeunes et vieux, femmes et enfants, debout sur la route trempée, tous agitent frénétiquement les bras, sans plus cacher leur émotion. Pour eux, le cauchemar commencé le 25 mai 2000 est en train de prendre fin. Même si les cinquante-neuf personnes qui reviennent d’Israël sont emmenées par les autorités pour interrogatoire, leurs familles respirent enfin. Au moins, en prison, elles sont à portée de visite. Oum Maroun serre son foulard noir autour de sa tête. Dans son visage ridé, les yeux brillent d’une lumière intense. Elle est venue très tôt de son village de Debl, dans le secteur central du Sud, monopolisant le seul taxi du coin. Elle a amené avec elle des sandwichs et des pâtisseries qu’elle préparait depuis deux jours. Son sac de victuailles à la main, elle se dirige vers le soldat de faction à l’entrée du port de Naqoura pour s’enquérir de l’heure d’arrivée du bus en provenance d’Israël. «Vers 13 heures», répond aimablement le soldat. Il n’est que 10 heures et l’attente est encore longue. Pourtant Oum Maroun renvoie le chauffeur. «Je rentrerai directement au village avec ma fille et ses enfants», explique-t-elle avec un sourire qui plisse encore plus son visage. Depuis un an et sept mois, elle attend cet instant et, à ce moment précis, elle est prête à aimer la terre entière. L’attente dans l’unique café du coin Des Oum Maroun, il y en a des dizaines, ce jour-là, devant l’entrée du port de Naqoura. Certaines sont venues à l’aube, dans des voitures bringuebalantes, du pain et du fromage dans le coffre en prévision de la longue attente. D’autres ont pris leur temps, l’expérience leur ayant appris que les bus n’atteignent pas le sol libanais dans la matinée. Tout le monde se retrouve dans l’unique café du coin et les habitants d’un même village se saluent avec joie : «Toi aussi tu es là ? Qui attends-tu ? Ne me dis pas que Fadi revient». Chacun veut tout savoir sur l’autre, d’autant qu’en général, dans le village, tout le monde connaît les histoires de tout le monde, mais dans ces instants d’émotion intense, la solidarité est plus importante que la curiosité. Notables et miséreux échangent leurs informations, celui qui a un détail de plus est heureux de l’annoncer aux autres. La plus sollicitée est Amale, la quarantaine épanouie, elle-même rentrée d’Israël il y a quelques mois. «Ne vous en faites pas, dit-elle. Les formalités sont longues. D’abord, les Israéliens vérifient les identités puis appellent la Finul qui envoie ses bus. Là aussi, nouvelle vérification des noms et des bagages puis les autorités libanaises sont contactées. Au check point de l’armée, les identités sont encore une fois vérifiées, tout le monde descend. Ensuite, les arrivants remontent dans le bus et sont conduits au port de Naqoura où ils sont pris en charge par l’armée libanaise. Tout le monde est interrogé puis en général, les femmes sont relâchées et les hommes emmenés à Beyrouth. Ne vous attendez pas à voir les vôtres avant 15h». Retard pour cause d’indemnités Les personnes attendues viennent essentiellement des villages chrétiens de Debl, d’Aïn Ebel, de Rmeiche et même de Jezzine. Il devrait aussi y avoir quelques familles druzes de Hasbaya. Mais dans le petit café, chrétiens et druzes restent séparés. Chez les chrétiens, c’est la première fois qu’un nombre aussi important est attendu. Les familles étant restées en contact téléphonique avec les personnes réfugiées en Israël, elles ont appris que celles-ci devraient rentrer par le prochain bus après avoir enregistré leurs demandes auprès des autorités de l’État hébreu. Pourquoi ne sont-elles pas revenues avant ? «Elles espéraient de meilleures conditions de vie là-bas et puis, ici, ce n’était pas très encourageant. Enfin, il y avait les indemnités à encaisser». Tous ceux qui reviennent d’Israël arrivent avec une coquette somme, variant entre 25 000 et 40 000 dollars, en guise d’indemnités pour avoir servi l’État hébreu dans le cadre de l’ALS. À leur arrivée à Naqoura, ils remettent cette somme aux membres de la famille venus les accueillir, avant d’être emmenés par les autorités libanaises. Souvent, d’ailleurs, le départ d’Israël est retardé pour des raisons d’argent, les anciens miliciens estimant avoir payé le prix fort pour leur enrôlement dans l’ALS et exigeant de recevoir leurs indemnités. Les familles venues de Debl, d’Aïn Ebel et de Rmeiche commencent à s’impatienter, les enfants s’ennuient et le froid et la pluie interdisent toute activité. Le petit café n’a jamais autant servi de cafés et de sandwichs et les conversations commencent à languir. Un notable qui attend son fils multiplie les coups de fil. Il suit minute par minute la progression du bus. Interrogé sur le sort de son fils, il déclare avec un sourire sibyllin : «On m’a promis qu’il ne restera pas plus d’un an en prison. Vous savez, la délégation du Hezbollah, qui s’est récemment rendue chez le patriarche Sfeir à Bkerké pour le remercier de ses prises de position en faveur de la Résistance, s’est engagée en contrepartie à ne plus réclamer des peines lourdes contre les anciens collaborateurs. Ce douloureux dossier va être fermé très vite. D’ici à la fin de l’année, tous les Libanais réfugiés en Israël retourneront au pays». Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre Amale intervient alors : «Au début, les Libanais étaient installés dans des camps de réfugiés, puis leur situation s’est améliorée. La plupart vivaient dans des complexes balnéaires et avaient beaucoup de facilités. Mais à la longue, cette vie est sans avenir et, à l’école, les enfants devaient apprendre l’hébreu et être coupés de leur milieu naturel. De plus, la situation en Israël n’est guère encourageante, alors qu’au Liban, les promesses de règlement rapide se faisaient plus précises. Voilà pourquoi tous veulent rentrer». Il est 13h et la pluie continue à tomber. Mais au détour du chemin, le bus blanc de la Finul apparaît soudain. La foule se précipite pour l’accueillir, indifférente à la boue, au froid et aux pierres qui entravent la route. Plus de deux cents personnes se serrent sous les parapluies et cherchent à se coller à la grille qui bloque l’entrée du port. Les soldats tentent de calmer les familles qui ne tiennent plus en place, chacun essayant d’apercevoir le proche qu’il attend. Le bus avance lentement, comme pour permettre à la foule de distinguer les visages, mais la buée est trop opaque. Le bus entre lentement dans l’enceinte et les passagers se précipitent dehors, visages tournés vers la grille. Les bras se tendent, les mains s’agitent et chez les proches qui attendent, les larmes se mêlent aux gouttes de pluie. Les sourires s’élargissent, machinalement, même si les lèvres tremblent un peu. Au bout de quelques minutes, Mgr Boulos Sayyah, évêque maronite de Terre sainte, s’approche des familles. Il est venu avec les anciens miliciens et leurs proches et les a beaucoup soutenus et encouragés à prendre la décision de rentrer au Liban. Aux familles qui attendent, il tient un discours rassurant : «Ne vous en faites pas, il y a encore un bus cet après-midi et d’autres sont prévus demain. Les Israéliens ont tardé à payer certaines indemnités, mais ils le feront très bientôt et l’État libanais se montre très compréhensif. Tout le monde est bien traité». L’évêque quitte les lieux pour se rendre à Bkerké et de nouveau, c’est l’attente. Les soldats ouvrent les grilles pour permettre aux familles de rencontrer leurs proches revenus d’Israël. Ces familles ne reverront plus les hommes qu’en prison à Beyrouth et la séparation est encore plus difficile au Liban après ces retrouvailles éphémères. Les mères ne veulent plus se détacher de leurs fils et comme toutes les mères du monde, elles les regardent attentivement, remarquent s’ils ont perdu du poids, évoquent les plats qu’elles ont préparés, avant d’éclater en sanglots. Les hommes se veulent plus stoïques, mais ils n’arrivent pas à parler tant l’émotion est forte. Un grand-père n’en revient pas d’avoir un petit-fils et cherche à attirer l’attention du bébé qui pleure de froid. Nouvelle attente et les femmes commencent à sortir, happées par les membres de la famille, restés dehors. Tous se précipitent vers l’abri précaire des voitures pour commencer à poser les vraies questions. Chacun gardera désormais son histoire pour les siens. Pas de noms, pas de précisions; tant qu’il y a encore des gens arrêtés, personne ne dira rien à la presse. S’il y a d’anciens responsables de la milice parmi les personnes rentrées d’Israël, on ne le saura pas tout de suite. Ce qu’on sait déjà, c’est qu’il y aura d’autres retours au cours des prochains jours et que pour de nombreuses familles, si le bonheur des retrouvailles n’est pas encore complet, au moins il n’est plus une utopie.
Ils voulaient revenir avant les fêtes, pour les célébrer en famille sur la terre natale, et ils ont tenu parole. À travers les vitres embuées des bus de la Finul, ils font des signes de la main aux familles qui attendent sous la pluie, devant l’entrée du port de Naqoura. La brume trop dense empêche d’identifier les arrivants, mais jeunes et vieux, femmes et enfants, debout...