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Actualités - CHRONOLOGIES

Extraits du prologue de Jade Tabet

... Au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler au Liban les «occasions perdues», c’est peut-être cette rétivité naturelle qui fait toute la vitalité d’une ville accrochée à un intérieur arabe partagé entre l’autoritarisme des régimes militaires et le rigorisme du fondamentalisme religieux : on y débarque, rêvant de franchir la porte de l’Orient, de s’abandonner à la douceur méditerranéenne, et on se retrouve face à un univers étrange, ambigu, presque indéchiffrable. Représentations lyriques d’un éden d’avant guerre, évocations nostalgiques de cette «autre rive» si proche, ou au contraire images macabres de la violence déchaînée, si tout semble avoir été dit sur Beyrouth, cette ville reste une urbs incognita, un territoire foisonnant qui n’a été saisi et représenté qu’à travers des clichés et vers lequel il faut aller la tête vide et le cœur grand ouvert... Autrefois, lorsque la modernité pouvait encore apparaître comme un rêve accessible à tous, la ville semblait courir plus vite que ses habitants. coincée entre Istanbul la capitale, modèle originel du cosmopolitisme, et Alexandrie la cité rebelle, Beyrouth s’est voulue un instant l’incarnation de cet esprit levantin qui fondait sur le commerce une véritable philosophie de la convivialité. Plus tard, devenue ville fétiche des intellectuels arabes, elle se présentera comme le dernier symbole de ce projet fou, caressé par l’élite locale depuis la Nahda, de sortir du sous-développement pour retrouver l’Occident sur un pied d’égalité. Prisonnière d’une mythologie messianique, elle finira par se jeter à corps perdu dans l’aventure palestinienne, au risque de s’autodétruire. Aujourd’hui, après s’être brûlée à vouloir rattraper les rêves des autres, Beyrouth a l’air de courir derrière son ombre. Au milieu d’un décor aux couleurs délavées, on s’y promène à la recherche de mythes dont on ne retrouve plus les signes. Tous les événements, même les plus graves et les plus douloureux, glissent sur ses façades ensoleillées, et les bombardements quotidiens dans les régions limitrophes de la zone d’occupation israélienne n’y troublent pas la vie de tous les jours : quand on a survécu aux batailles de rue, comment se préoccuper de ce qui se passe à cinquante kilomètres ? Comme si cette ville qui a su résister pendant de longues années à la guerre se trouvait débordée par le rythme de son effervescence. entraîné par la frénésie de la consommation, le Beyrouthin branché doit accumuler les boulots et doubler ses horaires pour pouvoir aller de restaurant en restaurant, s’offrir le dernier téléphone portable, s’inscrire au fitness club à la mode, assister au concert des trois ténors, ne pas rater le colloque de la semaine et surtout se faire voir dans les soirées chic, celles où on rencontre les gens «qui comptent», ceux qui ont le portefeuille bien garni, en espérant que sa photo sera immortalisée dans une de ces innombrables revues imprimées sur papier glacé aux noms si gentiment évocateurs : Celebrity, Mondanités, Society, Snob, Élite ou Gentlemen. Après avoir été jusqu’au bout de sa propre violence, bien avant Sarajevo ou Groznyï, Beyrouth a finalement choisi de s’étourdir, pour pouvoir accepter l’ordinaire de la normalité. Beyrouth, 7 heures du soir. La corniche du bord de mer est envahie par la foule des promeneurs venus de tous les quartiers de la ville : jeunes à rollers, joggeurs assidus, pêcheurs qui s’apprêtent à prendre la mer, islamistes barbus revêtus de leur ghallabiyah, jeunes filles en minijupe ou portant le voile, familles en pique-nique ou flâneurs solitaires. Les chariots des marchands de cassettes distribuent à tue-tête leurs mélopées orientales, qui se mêlent aux accents techno du Hard Rock Café US franchised, Beyrouth n’est-elle pas la seule ville au monde où deux hard rock cafés se disputent la clientèle des jeunes, l’un à franchise américaine, l’autre à franchise canadienne ? Bientôt, les trottoirs s’encombreront de voitures d’où sortiront des ribambelles d’enfants, des strapontins, des tabourets, et tout le monde s’installera pour fumer tranquillement le narguilé1 ou jouer au trictrac. Et tout à coup, cette ville qui ne ressemble plus à rien à force de s’être immergée dans l’imaginaire des autres devient un lieu où se révèle à nous un des questionnements majeurs de ce début de siècle, déchiré entre globalisation uniformisante et replis identitaires : celui de notre capacité à imaginer, avant qu’il ne soit trop tard, des espaces ouverts à la pluralité des cultures et des appartenances, où l’expression des différences ne vienne pas, à chaque fois, remettre en cause les bases de la convivance.
... Au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler au Liban les «occasions perdues», c’est peut-être cette rétivité naturelle qui fait toute la vitalité d’une ville accrochée à un intérieur arabe partagé entre l’autoritarisme des régimes militaires et le rigorisme du fondamentalisme religieux : on y débarque, rêvant de franchir la porte de l’Orient, de...