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Actualités - INTERVIEWS

Interview - L’ancien chef de l’État dénonce « la banalisation des déviations » - Amine Gemayel : « Il faut laisser le Liban respirer »

Amine Gemayel est l’un des principaux opposants au «fait accompli» imposé aux Libanais depuis des années. L’ancien président de la République est aujourd’hui engagé dans une lutte, un véritable bras de fer, et cela sur plusieurs fronts, à différentes échelles, nationale et partisane. L’ancien chef de l’État, depuis son retour l’année dernière, n’a cessé d’œuvrer pour le dialogue national. Un dialogue sincère, loin du binôme «vainqueur-vaincu», entre «partenaires égaux qui représentent authentiquement le peuple libanais», et non «entre interlocuteurs imposés à tous les niveaux». «Il faut qu’on laisse le Liban respirer. La Syrie doit comprendre que c’est le moment où jamais pour elle d’assainir les relations avec Beyrouth afin de réaliser un partenariat syro-libanais équilibré, capable de donner un grand “push” aux deux pays. La relation vassal-suzerain constitue un handicap pour le Liban et n’avantage pas la Syrie», affirme-t-il, critiquant une classe politique «qui exploite l’appui syrien à des fins personnelles». «Le président syrien Bachar el-Assad avait donné l’impression d’avoir compris cela. Où en est-il actuellement ?» se demande-t-il. Mais son rôle au service du dialogue et de la réconciliation nationale, le président Gemayel devrait naturellement le jouer au sein du parti auquel il a toujours appartenu, les Kataëb. Il ne va d’ailleurs pas par quatre chemins pour résumer les derniers développements au sein des Kataëb. Il évoque «une volonté de mainmise manu militari sur toutes ses instances», initiative qu’il qualifie de «grosse erreur», rappelant que le parti a toujours constitué «un élément modérateur important de la vie politique libanaise». «Vouloir ainsi le neutraliser et le marginaliser, c’est encourager les extrémismes et les fondamentalismes, d’autant plus que personne n’a pu encore remplacer ce parti sur la scène nationale», précise-t-il. «On nous donne l’impression qu’il y a une volonté délibérée de briser toutes les institutions qui jouissent encore d’une certaine autonomie et d’une représentativité populaire», poursuit-il. Et il établit un lien entre la mise en veilleuse du parti et la situation politique au Liban : «Si nous vivons un tel malaise, cela est en grande partie en raison de la marginalisation des formations chrétiennes, laquelle est l’un des facteurs importants du déséquilibre actuel au plan national». Le « harcèlement politique » Quand on lui demande s’il y a une campagne orchestrée contre sa personne, l’ancien chef de l’État répond par la négative : «Il s’agit d’une campagne contre ce que je représente». «Depuis que je suis retourné au Liban et que j’essaye de réunifier le parti dans un intérêt purement national, je n’ai à aucun moment posé ma candidature à la direction des Kataëb. Mon objectif était de mettre sur pied une équipe valable, sincère et efficace, avec des convictions nationales bien définies. Je l’ai redit dernièrement devant des instances du parti, et les événements sont venus prouver que c’étaient les orientations mêmes du parti qui étaient en jeu», s’insurge-t-il, beaucoup plus que «l’élimination d’Amine Gemayel de la scène politique». «En ce qui me concerne, j’ai démontré que malgré tout le harcèlement politique et judiciaire dont j’ai été l’objet pendant 12 ans d’absence, il a suffi que je mette les pieds au Liban pour que des dizaines de milliers de Libanais viennent m’assurer de leur confiance et de leur appui», souligne-t-il. Pour l’ancien président de la République, il n’y a aucun doute que «c’est le parti Kataëb en tant qu’institution qui est aujourd’hui visé, dans la foulée de ce qui se passe au plan national». Il évoque «les coups portés» dernièrement aux autres institutions nationales, tels que le double vote du code de procédure pénale au Parlement «en raison d’un mot d’ordre venu d’on ne sait où», les rafles dans les rangs aounistes et des Forces libanaises et les jugements «tout à fait irréels», la démission fracassante du juge Ralph Riachi, «qui a mis à nu la véritable situation au plan de la justice». «Sans compter ces batailles rangées contre des manifestants pacifiques, avec des moyens dignes des régimes les plus totalitaires et rétrogrades», poursuit-il. Dans ses derniers discours, Amine Gemayel a fait preuve de fermeté dans ses prises de position vis-à-vis de la direction du parti, annonçant son boycott des prochaines élections kataëb, sans toutefois fermer la voie au dialogue, malgré toutes les difficultés. «Tous les leaders libanais et les responsables sincères s’accrochent à la logique de la main tendue, tel que le patriarche Sfeir ou les assises de Kornet Chehwane. Malheureusement, nous arrivons à des situations où l’on constate que le pays se trouve face à des échéances tragiques, dont les conséquences peuvent être fatales pour l’avenir de l’entité libanaise et le devenir du peuple», explique-t-il. «Ce qui se produit aujourd’hui échappe à tout entendement, et je ne parle pas seulement de la situation sous le mandat Lahoud. Nous évoluons sur une pente raide depuis le mandat Hraoui», estime-t-il. «Nous avons tous à cœur l’intérêt de ce pays et personne n’a envie de croiser le fer avec qui que ce soit. Les présidents Berry et Hariri eux-mêmes ont essayé à un certain moment de prôner un large dialogue national. Mais leurs efforts n’ont pu aboutir», ajoute-t-il. Selon le président Gemayel, «Seuls, le dialogue et la réconciliation sur des bases saines et transparentes peuvent nous sauver. Ils sont le seul choix qui reste aux Libanais et nous n’entendons pas y renoncer», dit-il, stigmatisant «la guerre stérile et nihiliste imposée aux Libanais». «Nous résistons, donc nous sommes toujours là», insiste-t-il, en citant Albert Camus dans «L’Homme révolté». La « banalisation des déviations » Pense-t-il que toute l’opposition est l’objet d’un complot visant à la briser ? «Oui. Je regrette, que l’on réussisse à trouver des personnes qui, de bonne ou de mauvaise foi, acceptent d’être l’instrument de ces manœuvres. Nous sommes déçus de voir certaines personnes qui jouissaient d’une crédibilité et d’une authenticité nationale s’engager les yeux fermés dans une conspiration évidente. Ces gens ont une responsabilité à assumer vis-à-vis de l’histoire», affirme-t-il. Au Liban, «ce sont la nature même du pays, sa démographie et sa raison d’être qui sont remises en cause. C’est un crime contre la nation», précise-t-il, dénonçant le décret de naturalisation illégale de plusieurs centaines de milliers d’étrangers, le comportement des SR et la torture dans les prisons. «Les agents de l’ordre assument une responsabilité pénale. L’affaire des aounistes et des Forces libanaises (FL) est un scandale. L’affaire Toufic Hindi a été montée de toutes pièces. Le plus grave, c’est que toutes ces catastrophes sont banalisées. On procède à une banalisation de toutes ces déviations», déplore-t-il. «Ils peuvent nous imposer toutes les hérésies, la réprobation est progressivement étouffée. Et le lendemain, c’est le retour au train-train quotidien», constate-il. C’est là qu’intervient le rôle de Kornet Chehwane ? «Oui, et c’est pourquoi nous gênons. Ils veulent interdire au parti Kataëb de se réunifier parce qu’il gêne, et il en est de même du Rassemblement de Kornet Chehwane, de la formation de Walid Joumblatt, du Forum démocratique ou du patriarche Sfeir. Tout ce monde-là dérange, mais notre devoir est de persévérer, car c’est le sort du pays qui se joue en ce moment». Sur l’attitude qu’il va adopter au niveau de l’opposition à la direction de Saïfi, Amine Gemayel affirme que lui et ses nombreux compagnons «aviseront en cours de route». «Les dés ne sont pas encore jetés et la partie n’est pas gagnée pour les fossoyeurs du parti. Ils vont peut-être mettre la main sur les locaux et les biens, mais ils ne pourront pas gagner la confiance et l’adhésion de la base», souligne-t-il. Selon lui, «tout ce qui est en train de se faire aujourd’hui est artificiel et forcé. Il ne peut durer longtemps. La direction est en rupture totale avec sa base et a lamentablement échoué sur tous les plans. Nous avons perdu 60 % de nos permanences sur l’ensemble du territoire libanais», dit-il, affirmant que sur le plan financier, il y a eu «des dilapidations scandaleuses et, ironie du sort, l’un des responsables de ces malversations a été nommé à la tête d’un département financier du parti». Amine Gemayel ne cache pas qu’il est outré par «l’effronterie et le toupet» de la direction de Saïfi, «qui a violé tous les règlements du parti». Selon lui, cela s’est traduit concrètement par un «traficotage» au niveau du collège électoral, formé à l’origine de 150 personnes environ. Le nombre des électeurs a été abaissé à 100, «un moyen d’éliminer une représentation proportionnelle et réelle de la base du parti, comme le stipule le règlement». Selon ce règlement, les régions élisent des délégués au collège électoral au prorata. «Lors des dernières élections, le Metn avait neuf délégués, le Kesrouan 7. En raison de l’abaissement du nombre d’électeurs, le Metn et le Kesrouan n’ont plus eu chacun qu’un seul délégué, autant que pour Nabatiyé, où il n’y a qu’une dizaine d’éléments. Celui qui représente une région forte de 10 000 membres a la même importance que celui qui représente la région où il y a dix membres !» s’indigne-t-il. «De plus, le règlement prévoit la participation ex officio au collège électoral de certains responsables désignés par le bureau politique à des postes de commande dans l’appareil du parti. Or, tous les électeurs non fiables déjà désignés à ces postes ont été discrétionnairement limogés de leur fonction… pour “délit d’allégeance”». Les Américains appellent ce genre de manipulation du système électoral : «Jerry Mandering», explique-t-il. «Concernant l’organisation de l’opposition évoquée lors de la conférence commune avec le Dr Élie Karamé, cela fait part de la volonté commune de plusieurs cadres et chefs de file du parti qui, comme nous, ajoute le président Gemayel, refusent ce fait accompli destructeur et cherchent à se regrouper au sein d’un même conseil qui a pour mission de poursuivre le combat politique dans la ligne originaire du parti telle que définie par les pères fondateurs. Notre crainte est grande de voir le parti dévier de ses objectifs nationaux et de devenir, à l’instar d’autres formations politiques, un instrument docile entre les mains de certains services». L’ancien chef de l’État évoque également ses projets personnels pour le proche avenir. «Parallèlement à mes activités politiques au Liban, je vais reprendre mon service universitaire suite à une année d’interruption… Après 18 mois au Centre for International Affairs de Harvard, qui m’a d’ailleurs publié un ouvrage, puis une année à la Maryland University de Washington à titre de «visiting professor», je collaborerai cette année avec la faculté Jean Monet de l’Université de Paris, à titre de professeur invité. Ma leçon inaugurale sera donnée au Sénat même, le 9 octobre, à l’issue de la cérémonie de remise des diplômes. Ces activités académiques m’ont aidé à tenir le coup durant ma longue traversée du désert. Ce fut pour moi une période très riche en expérience», affirme-t-il. Et le président Gemayel de préciser que son affiliation à la faculté Jean Monet nécessitera de courts séjours en France et ne l’empêchera pas de poursuivre ses activités au Liban. Amine Gemayel déplore la gestion politique et économique de l’État. «Aucune promesse n’a été tenue, et les instances internationales concernées sont désespérées devant une telle inertie de la part de l’Administration», souligne-t-il. «Le peuple libanais est dynamique et entreprenant. Les dépôts financiers dans les banques libanaises et étrangères dépassent les 80 milliards de dollars. Mais c’est le manque de confiance dans le pays qui l’empêche d’investir dans son propre pays», explique M. Gemayel. Rapatrier les « jeunes talents » L’ancien président de la République se souvient de son expérience lorsqu’il était à la tête de La Maison du Futur et des jeunes cadres qu’il y avait formés. «Notre jeunesse est exceptionnellement douée. Il suffit de lui donner l’occasion de développer ses talents. Certains anciens de notre centre de documentation informatisé ont brillé à l’étranger ; ils sont la preuve qu’il y a une opportunité unique pour l’économie libanaise de se recycler dans le domaine de l’informatique. Nous pouvons exceller dans le domaine des “start up” ou le développement des programmes et logiciels informatiques. Certains jeunes ont déjà installé des centres au Liban et exportent leur know-how à l’étranger. Ce domaine pourrait être plus lucratif que les puits de pétrole si le gouvernement sortait de sa léthargie, de ses promesses creuses, et se tournait vers ses jeunes loups libanais de l’informatique. Ce serait aussi l’occasion de rapatrier nos jeunes talents qui ont quitté par désespoir», conclut-il. Une manière aussi de rendre au Liban la place de choix qu’il occupait dans le monde arabe et, surtout, parce que c’est d’eux qu’il s’agit en définitive «de faire comprendre aux Libanais que leur pays doit être restauré dans son rôle et sa vocation». Un véritable message de résistance moderne.
Amine Gemayel est l’un des principaux opposants au «fait accompli» imposé aux Libanais depuis des années. L’ancien président de la République est aujourd’hui engagé dans une lutte, un véritable bras de fer, et cela sur plusieurs fronts, à différentes échelles, nationale et partisane. L’ancien chef de l’État, depuis son retour l’année dernière, n’a cessé...