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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Joseph Basbous, Babel, Beyrouth, beaux-arts - Visages perdus

Le benjamin n’était pas le moindre des trois frères Basbous : Joseph, qui vient de s’éteindre à Rachana, était passé pour ainsi dire de l’art du sacerdoce au sacerdoce de l’art. Il devait devenir curé de campagne, comme son père. Sa vocation le portait ailleurs. Il a commencé par être tailleur de pierres. Chargé de tailler les grandes sculptures de son frère Michel, il a fini par se découvrir un talent personnel. C’est ainsi qu’il a produit certaines parmi les plus belles, les plus originales, les plus audacieuses et les plus impressionnantes des sculptures rachaniennes, en bois et en pierre. Farouche et familier En bois, il avait le goût des œuvres labyrinthiques, liées aux enchevêtrements organiques, aux entortillements végétaux. Son intelligence de la matière lui permettait d’oser des assemblages complexes, parfois paradoxaux ou périlleux. En pierre, son savoir-faire lui faisait préférer les œuvres monumentales dans lesquelles il pouvait révéler ses dons de constructeur. Dans ce domaine, il a réussi à parfaire les intuitions de Michel, à les porter à un état de finition que celui-ci, pressé de chercher et de trouver du nouveau et du différent, n’avait ni le goût ni le temps d’ambitionner. Joseph n’a peut-être pas connu la fringale de création de Michel, mais ce qu’il a réalisé, il y a investi toutes ses capacités, qui n’étaient pas négligeables. D’où le sentiment d’achèvement, de clôture qu’inspirent aussi bien ses œuvres complexes que ses œuvres plus simples, marquées par un sens développé de la symétrie constructive. À l’instar de ses frères, Joseph était un artiste et un être singulier, à la fois familier et farouche, un autodidacte qui a réussi à transformer son handicap en atout. Sa perte, juste après la cérémonie de clôture du huitième symposium de sculpture de Rachana, laisse un vide pénible à supporter par son frère Alfred, celui qui, par sa fidélité à la mémoire de Michel et par sa ténacité, a réussi à mettre sur pied et à maintenir le symposium contre vents et marées. Mais Alfred ne reste pas seul : sa fille Samia, ses neveux Anachar, Nabil, Sami, Tony et d’autres assurent la relève. Les trois frères, et le quatrième qui n’était pas sculpteur, ont fondé une véritable dynastie d’artistes. Tombeaux collectifs verticaux Au symposium d’Aley, la sculpture de S. Basbous était l’une des plus intéressantes : un bloc oblong transperçant horizontalement deux blocs verticaux décalés : image qui, tout comme le saisissant encornage d’une pierre par une autre de Hisham Hassan, peut désormais évoquer, telle une étrange prémonition formelle, l’irruption des avions détournés au cœur des gratte-ciel du WTC. Cette vulnérabilité et cette fragilité des tours porteront-elles les architectes américains à réviser leurs conceptions et à revenir à des gabarits moins monstrueux, tout comme les États-Unis seront obligés de revoir leurs conceptions stratégiques basées sur leur insularité et leur éloignement des champs de bataille ? La «guerre sans pertes militaires» s’est transformée en immense charnier civil. Une ère d’arrogance architecturale, si évocatrice de l’arrogance impériale du système mondialiste, vient de s’effondrer dans un grand nuage de poussière et de fumée. Il faudra désormais explorer d’autres voies, trouver d’autres solutions que l’enfermement de 50 000 victimes virtuelles dans des tombeaux collectifs verticaux. La télématique aidant, peut-être perdra-t-on le goût de ces absurdes concentrations, de ces entassements contre nature, symboles, désormais dérisoires, de prépotence et de prépondérance. Ce à quoi nous venons d’assister en direct, abstraction faite d’autres considérations, c’est, en un sens, la Némésis de l’hubris architecturale, l’écroulement d’une tour de Babel dans la confusion des esprits, sinon des langues. Mythes eschatologiques Image d’autant plus frappante au Moyen-Orient que les eschatologies populaires musulmanes, dont les versions prolifèrent depuis quelques années, évoquent, parmi les symptômes des temps derniers, la destruction de hautes tours, emblèmes de la corruption de l’ère matérialiste finale, en un scénario symétrique de celui, inaugural, de Babel. Les auteurs des attentats ont-ils été inspirés, entre autres motifs, dans le choix de leurs cibles, par les mythes de la fin ? Dans le mythe de Babel, c’est la confusion des langues qui a mis fin aux travaux et obligé les constructeurs à se disperser, sans qu’il y ait des victimes. Ici, c’est le nombre des morts, que personne n’ose jusqu’à présent quantifier, parce qu’il serait encore plus traumatisant que la catastrophe physique, comme si on cherchait à conjurer une réalité en ajournant la reconnaissance publique, est tel, une vingtaine de milliers selon certaines estimations, que c’est lui qui va probablement imposer l’abandon de l’architecture colossale et l’adoption d’un mode de dispersion et de dissémination qui expose moins aux vindictes célestes et terrestres, divines et humaines. Préserver un mode de vie En attendant, Beyrouth risque encore de voir pousser quelques tours obscènes par appât du gain : c’est contre cette dérive susceptible de défigurer durablement la capitale que lutte depuis quelques années l’architecte-passionaria Mona Hallak. Elle bataille par tous les moyens pour éviter la disparition d’immeubles-phares, mais surtout pour assurer la conservation intégrale de quartiers homogènes, car un immeuble ancien engoncé dans une forêt de tours perd tout son sens : c’est plus un mode de vie et un art de vivre qui doivent être préservés dans ces quartiers à rénover en respectant leur caractère traditionnel que de simples bâtiments, si singuliers soient-ils. Dans son installation «Lost Faces» au restaurant Le Grenier à Aïn Mraïssé, dans le cadre du festival Ayloul, Mona Hallak pose la question de la survie de la ville et non seulement celle de la survivance de quelques reliques attachantes. Il ne s’agit pas de nostalgie du passé, mais d’une intégration dynamique du passé au présent dans une perspective d’avenir. Malheureusement, le langage utilisé par les défenseurs de Beyrouth, particulièrement les expressions : «Notre mémoire collective», «La mémoire de la ville», restent imperméables aux jeunes qui n’ont pas connu le Beyoruth d’avant 1975. Pour eux, la «mémoire» ne veut rien dire, elle appartient aux autres, aux adultes et aux vieux, et reste donc strictement subjective. Les jeunes ne peuvent s’attacher à une mémoire inexistante pour eux : aussi, est-ce de concepts objectifs qu’il faut user pour les convaincre de la nécessité de préserver le patrimoine architectural urbain, des concepts d’histoire, d’épaisseur historique, de pluralité des strates urbaines, de diversité, etc. Les jeunes se moquent éperdument des maisons à trois arcades capables de toucher les adultes jusqu’aux larmes par émotion esthético-sentimentale. Elles ne leur paraissent pas plus dignes d’être préservées que n’importe quelle banalité architecturale récente. Malentendu Pour les «vieux Beyrouthins», Beyrouth n’existe plus, il n’y a plus de ville, d’agora, de forum, de place centrale, de lieux de rencontre, de dialogue, de querelle entre protagonistes urbains différents. C’était la fonction du centre-ville qui l’a perdue parce qu’elle est devenue obsolète avec le développement des quartiers et des banlieues intégrés où l’on peut passer sa vie sans en sortir ni rencontrer un «étranger». Pour les jeunes, leur Beyrouth, le vrai Beyrouth de leur génération, ce sont les nouveaux endroits où ils s’assemblent, et l’architecture qui répugne aux puristes est celle qu’ils aiment, à laquelle ils s’identifient. Il y a donc un malentendu, un décalage de perception qu’il faut d’abord liquider avant de pouvoir mobiliser les jeunes dans la croisade pour éviter que Beyrouth ne perde jusqu’aux derniers vestiges prouvant qu’il eut un passé. Mais peut-être que même le passé, en tant que passé, est devenu indifférent, voire abominable aux jeunes : n’est-ce pas précisément ce passé qui est responsable des tares actuelles de la société libanaise ? Pourquoi donc lui vouer ce culte incompréhensible, si contraire à la saine raison : ne faudrat-il pas plutôt en faire table rase et recommencer à zéro ? D’ailleurs, l’installation de Mona Hallak associe l’évocation du passé à sa critique, à la dénonciation de ses vices qui sont encore les nôtres. C’est là un sujet complexe qui mérite qu’on y revienne de temps à autre, ne serait-ce que pour tenter de se débarrasser des langues de bois conformistes et anticonformistes à la fois, afin de mieux clarifier les données et les concepts. Basses terres À propos de jeunes, on ne peut s’empêcher, après avoir été effaré, atterré, accablé par l’exposition des projets de diplômes des deux sections des beaux-arts à l’Unesco, de se demander si les étudiants qui ont commis ces innommables croûtes couronnées par un corps professoral complaissant (à ses propres insuffisances sans doute) n’étaient pas plus doués à leur entrée à l’université qu’à leur sortie. Les années d’étude semblent avoir anéanti leurs dispositions naturelles au lieu de les favoriser. Rarement une exposition de fin d’études aura donné à voir quelque chose d’aussi irrémédiablement déficient. Il y a quelque chose de pourri dans le système : c’est peut-être le système lui-même. Le thème du symposium de Rachana cette année était le mythe de Sisyphe qui symbolise à merveille l’artiste obligé de porter son rocher sur le dos et de regravir la montagne. Gravir la montagne, encore et encore, c’est ce que précisément les rapins des beaux-arts ne font pas. Ils se laissent glisser sur la pente raide pour tomber tout droit comme un roc, dans les marécages des basses terres. Dont ils n’émergeront pas : «Lost Faces», visages perdus d’avance pour Beyrouth et le Liban.
Le benjamin n’était pas le moindre des trois frères Basbous : Joseph, qui vient de s’éteindre à Rachana, était passé pour ainsi dire de l’art du sacerdoce au sacerdoce de l’art. Il devait devenir curé de campagne, comme son père. Sa vocation le portait ailleurs. Il a commencé par être tailleur de pierres. Chargé de tailler les grandes sculptures de son frère Michel,...