Rechercher
Rechercher

Actualités - BIOGRAPHIES

LECTURE - Fouad Abi Zeid, l’amour, la mort et la... mer

Après une lecture de Georges Shéhadé, Fouad Gabriel Naffah et Nadia Tuéni (voir L’Orient-Le Jour des 1er et 18 mai et du 9 juillet), M. Victor Hachem, professeur au collège N-D de Jamhour, nous propose une nouvelle lecture de Fouad Abi Zeid. «Il n’a pas eu la vie qu’il méritait». Cette phrase de Sartre caractérisant la vie de Baudelaire pourrait résumer l’étrange destin de Fouad Abi Zeid (1914-1958). Fils d’un riche commerçant de tabacs et tombacs, il était appelé à une vie d’opulence. Son père ayant fait faillite en 1917, les Abi Zeid vendirent jusqu’à leur maison, et leur train de vie en fut profondément modifié. Plus tard, après la publication de son premier recueil, en 1936, Poèmes de l’été (PE), il fit la connaissance des plus grands écrivains de l’époque : Gide, Montherlant, Mauriac, Claudel, Paulhan et Valéry qu’il avait lu et relu et qui le recommanda auprès des éditeurs français. Tout semblait donc sourire au jeune poète. Promesses de Paulhan (NRF) d’éditer son second recueil Poèmes nouveaux (PN). Promesses de Grasset d’éditer Abnaël. Or, par un concours de circonstances inexplicable, rien de cela ne se produisit, puisque PN sera édité en 1942 à L’Orient à 125 exemplaires, et Prose pour une pensée (PPP) en 1945 à 85 exemplaires. Il ne fut pas épargné dans sa santé qu’il a toujours eue faible. En 1948, il sera opéré et mourra, dix ans plus tard, brûlé sur son lit qui prit feu à cause d’une cigarette, pendant qu’il somnolait (il prenait de la morphine pour calmer sa douleur). Même acharnement du destin sur les œuvres du poète : il aurait composé un Faust, un ouvrage intitulé Abnaël et un grand poème, Jérusalem. Le pillage de sa maison en 1958 a dispersé ses manuscrits. Enfin, ignoré du public, il a fallu la publication de ses Œuvres complètes à Dar an-Nahar, pour révéler aux Libanais «un poète, un vrai, un pur poète fait d’expérience et de langue mêmes», comme le dit S. Stetié dans une brillante introduction à ses œuvres. Il lui a été reproché de s’être inspiré de trop près du Rimbaud d’Une Saison en enfer. Cela est vrai. J’irai même plus loin : tel poème, rappelle l’Azur de Mallarme : «Le soleil presque haï tant il me blesse et me tourmente». Tel autre recrée l’ambiance mélancolique du sonnet Recueillement de Baudelaire : «Les feux s’éteignent sur la mer. C’est le soir. Le soir m’apporte le regret, le bilan du jour». Doit-on lui en vouloir d’avoir assimilé toutes ces nourritures, jusqu’à les faire siennes en quelque sorte ? Ne peut-on pas dire qu’il n’aurait pu «s’identifier» à Rimbaud, s’il n’était pas frondeur et révolté comme lui, s’il ne cherchait pas comme son génial aîné la libération du langage et de l’esprit, s’il n’avait pas la même vision émerveillée, s’il n’avait pas enfin la même âpreté et la même violence ? Une saison en enfer aura été pour F. Abi Zeid – comme pour tant d’autres – le point de départ, le tremplin pour explorer d’autres chemins, et pour prouver son originalité. D’autre part, ne peut-il pas, toutes proportions gardées, faire sienne la phrase sublime : «Ce n’est pas dans Rimbaud, mais dans moi que je trouve ce que je dis» ? Surtout que le poète des P.E. a déjà un instrument d’expression perfectionné : facture sobre, dépouillée, algébrique à force de rigueur et pourtant frémissante et riche de suggestions surtout. Écoutons ce fragment d’Incertitude : «Soleil pur. Notre soleil, la compagne poudreuse où nous feignons de regarder. Jamais ne fut plus frémissant votre visage». Et cet autre fragment d’Été «Une fille belle avec de longs yeux noirs me regarde pleine de sérénité triste et de royale volupté». Quand on manie avec cette élégance naturelle ellipses, inversions, chiasmes... c’est qu’on a atteint une certaine maîtrise. Surtout que sobriété, pureté n’empêchent pas l’adéquation intime du rythme au sentiment, à l’image soudain éclose, notamment quand il s’agit de la mer. Il faut lire le poème Petit adolescent : les versets s’y succèdent brefs, nerveux, secs ou amples, modulés, balancés au gré des mouvements de la mer et des jeux de l’adolescent. Ajoutons à cela une explosion d’images des plus audacieuses : analogies, correspondances ahurissantes et originales dont nous relevons quelques-unes : «Je voudrais créer votre chaleur et la disperser à l’Espace» «Je voudrais boire à votre rire en pleurant» «L’été vert, l’été bleu, comme un baiser profond». Enfin, dans les P.E., F. Abi Zeid a déjà trouvé et développé les plus grands thèmes de son œuvre, à savoir «l’amour, la mort, l’éternité». Trois thèmes, trois obsessions plutôt tellement enchevêtrées, interdépendantes qu’elles semblent ne faire qu’un thème et un quatrième servant de cadre, de reposoir aux trois premiers, la mer resplendissante et royale. Pour commencer, une chose est certaine, F. Abi Zeid est faible devant la beauté de la femme : «Cette jambe et ce bras dont l’odeur me fait défaillir», dira-t-il, dans des textes retrouvés. D’ailleurs, toute son œuvre parle d’amour, et les femmes y sont pléthoriques : mythologiques, historiques, courtisanes, jeunes filles plus réelles, que le poète interpelle à la seconde personne. L’amour y est célébré sous toutes ses formes. C’est d’abord un rituel orgiaque à la manière antique, de folles bacchanales (cf les trois Lettre (s) à la fille que j’aime). Il s’agit ensuite d’une passion dévorante, charnelle, irrésistible : «Je la prendrai par la taille, je la renverserai et la ferai ployer comme une branche. Je la dévêtirai lentement. Je veux qu’elle se dresse nue, sous les astres, Éve éternelle qui se tord et fait de mon désir un brasier». Même ardeur, même fureur, avec force détails concrets et vécus : «Je me souviens l’avoir traînée dans le jardin, l’avoir renversée sur un banc, avoir miné sans fin ses lèvres, son visage». L’amour s’exprime parfois par une invitation sur le ton le plus lascif, tel ce poème Tentations des bois, dans lequel trois beaux alexandrins égarés au milieu des versets brillent d’un éclat particulier : «L’ombre invite aux caresses et invite à l’amour Le bois nocturne rêve et nous parle d’amour Ô sein tendre et fondant de cette vierge impure». Cependant l’expression de l’amour n’est pas toujours aussi violente, aussi érotique ; le poète a parfois pour la femme aimée des accents de grande tendresse avec des images juvéniles, fraîches, presque enfantines : «J’ai plus que de l’amour pour vous. Je porte le soleil comme un visage de vous. Je voudrais l’avoir plus grand que cette plaine». Et c’est avec beaucoup de sympathie qu’il caractérise d’un seul trait discret mais sûr les adolescentes qui s’arrêtent pour écouter frémir les feuilles : «Les jeunes filles inclinent leurs têtes comme pour penser à quelque chose sur le sol rose et vert» (Jeunes filles). Mais l’amour hélas n’a pas que son côté heureux. Il est souvent associé à un sentiment de culpabilité. Le poète a parfois des accents pascaliens : «Mais la chair ? La chair, qui a frémi et fait trembler mon âme». Comme Pascal, il a peur de l’abîme et signale la vanité du désir : «Mais la passion de l’abîme/A voulu qu’on monte à la cime/Du désir triomphal et vain/Pour tomber lourdement dans le stupide humain». C’est que l’amour est le plus souvent associé à la mort : «J’ai mal de vous comme d’un mort», à tel point que parler d’amour, c’est faire surgir l’ombre de la mort, une «nuit de volupté, (c’est une) nuit de mort». L’exhortation qu’il fait à sa bien-aimée montre assez cette connexion qui l’effraie peut-être, mais le fascine : «Ne parlons plus d’amour dans cette chambre ni de mort». Est-ce à dire que l’amour est une sorte de mort ? Que «l’amour nous abandonne et reflue vers la mort» ? Serait-ce comme le veut la psychanalyse que l’union de deux corps, de deux âmes par conséquent, constitue une désagrégation qui ressemble à la mort ? En tout cas, le poète semble l’avoir compris de la sorte, puisqu’il fait dire à sa partenaire : «Lorsque tu me disais parfois dans le désir/Je vais mourir... ces brisements». Enfin, Le lit noir, on l’a dit et redit, à juste titre d’ailleurs, est un poème prémonitoire de la mort du poète, sur son lit devenu noir. Amour, regret, sentiment du péché... mort, tout y est associé... C’est que la mort est la plus grande obsession du poète. Il la sent toujours à ses côtés, le guettant, l’attendant, s’associant à ses moments les plus intimes : «Et la mort était dans nos maison»/ «Et la vie et la mort seraient d’une portée infinie». C’est par réaction contre la mort que le poète a besoin de se croire éternel, d’une éternité de la race humaine, ou de la race des poètes. Le voilà extrapolant sa vie éphémère, s’associant à la chaîne humaine qui existe depuis un temps immémorial, aboutissant à une vie antérieure du monde qui n’a ni commencement ni fin, érigeant l’éternité pour vaincre la mort et criant triomphalement ou plutôt désespérément : «J’ai existé de toute éternité » ! Un des poèmes de PPP détache les syllabes du mot é-ter-ni-té pour lui donner tout le relief qu’il mérite ! Mais peut-on dissocier l’éternité de ce qui la suggère ? Par son étendue, son «unité» et donc sa perfection, la mer symbolise l’éternité. «Je suis éternel», crie, enthousiaste, le poète, évoquant le «voyage que viendra continuer dans vingt siècles un adolescent fiévreux sur cette mer Méditerranée». Habitant Sahel Alma, dans un ancien prieuré qui surplombe la mer, donnant sur l’une des plus belles baies du monde, le poète ne se lasse pas d’admirer «la mer, la mer, toujours recommencée», comme le dit son maître. Rien qu’en relevant les mots caractérisant la mer, «étincelante, retentissante, éblouissante, enflammée, splendeur»..., nous comprenons la fascination qu’elle exerce sur lui surtout quand le soleil s’y prélasse. Car il existe une union intime entre le soleil, élément masculin et fécondant, et la féminité par excellence de la mer lisse, enjôleuse, caressante et perfide. Les allusions érotiques à cette union ne manquent pas : «Les mille rayons du soleil vont verticalement vers la mer»/ «Ô soleil, soleil, que tes rayons sont beaux sur la mer !». Pareil à un grand prêtre, en habits sacerdotaux, le poète célèbre avec toute la pompe qu’il faut l’union mystérieuse des deux divinités, sous le ciel de Phénicie ! Certains poèmes, vraies symphonies, s’ouvrent et se ferment sur la mer, qui leur sert de cadre majestueux : Tentation des bois commence par : «Je pense aux bois en regardant la mer» et se termine par : «Dans la forêt, l’éternité s’agite sur la mer». Pour terminer, citons ce verset qui associe la femme à la mer d’une manière très érotique : «J’ai pour toi des secousses aussi impérieuses que la mer. Plus tard, je chercherai dans ton plaisir l’écume, et sur tes dents, le rire de la mer». Enfin, signe hautement significatif de son amour de la mer, le poète n’a-t-il pas voulu ériger à Maameltein un monument à la mémoire de l’auteur du Cimetière marin ? Par-dessus ces deux monuments et en les survolant – comme l’aurait fait Zeus, ravissant Europe –, les riverains de la Méditerranée auraient trouvé là une preuve éclatante de la véritable vocation de «Cette mer nôtre» : être un lien naturel, entre l’Orient de rêve et l’Occident cartésien. N’est-ce pas, après tout, la vocation de nos écrivains francophones ?
Après une lecture de Georges Shéhadé, Fouad Gabriel Naffah et Nadia Tuéni (voir L’Orient-Le Jour des 1er et 18 mai et du 9 juillet), M. Victor Hachem, professeur au collège N-D de Jamhour, nous propose une nouvelle lecture de Fouad Abi Zeid. «Il n’a pas eu la vie qu’il méritait». Cette phrase de Sartre caractérisant la vie de Baudelaire pourrait résumer l’étrange...