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Actualités - BIOGRAPHIES

Lecture - Nadia Tuéni entre douleur, espérance et ...sérénité

Après la lecture de Georges Schéhadé et Fouad Gabriel Naffah (voir L’Orient-Le Jour des 1er et 18 mai), M. Victor Hachem, professeur au collège N-D de Jamhour, nous propose une nouvelle lecture, celle du poète Nadia Tuéni. Fille d’une terre qu’elle a aimée par dessus tout, une terre qui fut le cœur palpitant du Liban, puisqu’elle vit la période la plus glorieuse du pays, sous la plus rayonnante figure libanaise, Fakhreddine ; issue d’une heureuse alliance de l’Orient arabe à l’Occident latin, fille adoptive du ciel de l’Attique, douée d’une sensibilité frémissante, riche d’une réelle culture, Nadia Tuéni avait tout pour être l’humaniste dans la plus belle acception du terme. Elle le fut, mais le destin a voulu qu’elle devînt aussi poète. Et s’il faut l’en croire, ce fut par accident. Mais laissons-la parler elle-même, cela faciliterait notre tâche. «J’ai souvent dit mon regret d’avoir fait publier tels quels Les Textes blonds», c’est par ces mots humbles que N. Tuéni, lors d’une conférence au Cénacle libanais, expliquait en 1964, quatre ans après la mort de sa fillette, son «entrée en poésie». Cette phrase est heureusement corrigée par celle qui suit : «Ce regret tardif n’est qu’à moitié sincère». Que ne dit-elle pas d’ailleurs de ses premières poésies ? «Simple tentative avec tout le potenttiel d’échec ou peut-être de réussite». Exutoire, maladresse de débutant... Tentative certes, mais l’œuvre la plus élaborée est-elle autre chose aux yeux de son créateur ? Exutoire d’une certaine douleur, soit, mais le verbe n’a jamais été que cela. Purificatrice, génératrice de tout ce qui pourrait, sinon la guérir, du moins de la lui faire supporter avec courage et stoïcisme, telle a été la Douleur pour N. Tuéni. Le verbe serait pour lors une thérapie appelée du plus profond de l’être et l’épreuve lui aura donné la conscience de ce qu’elle était sans le savoir : un poète authentique. Femme frileuse et durement meurtrie, à peine sortie de la panique de vivre, Nadia Tuéni est cependant consciente que le fait d’écrire constitue «une victoire glorieuse entre toutes, une victoire sur (elle)-même». Ce qui frappe le lecteur des Textes Blonds et de l’Âge d’Écume (nous groupons ces recueils parce qu’ils jaillissent d’une même source), c’est une coexistence complexe et contraditoire. Déchirée par le malheur, mais dotée d’une forte trempe, elle passe de l’une à l’autre, se reniant, s’ignorant, se retrouvant pour aboutir enfin à une certaine sérénité. Ce fut d’abord un sentiment de «fêlure» : «Quand elle est partie / ma vie / s’est scindée en deux». Fêlure exprimée par des métaphores, des correspondances, des oxymores dignes déjà d’un grand poète : «Les larmes de pierres» refusant de couler ; «ce chant silencieux, les yeux ont la couleur ouverte de l’absence». Ce sentiment de fêlure sera accompagné d’une révolte ravageuse, emportant tout, métamorphosant «la rose en sel» : Sous une robe blanche / la révolte a grondé / elle a tout emporté / le bon et le mauvais. Révolte, qui refuse de se taire, qui prend parfois un ton blasphématoire : Il n’est pas dans l’ordre béni / d’avoir compris et de se taire». Mais, au plus fort de la tourmente, la douleur n’a pas détruit l’espérance. C’est cela, d’ailleurs, qui a permis à la poète de survivre : «Mais on m’a promis / que tu reviendrais dans mon devenir / et j’en ai vécu». C’est donc parallèlement à la Douleur que l’espérance brille dans les deux premiers recueils. Espérance clamée avec un désir d’absolution de son péché d’incrédulité passagère, et qui la ramène à son authenticité : «Avec toi par la boue / avec toi par le geste / et par l’amour absous ! J’aurai tous les courages / tous ceux que j’ai reniés / tous ceux dont j’ai douté / nous irons lumineux / et je «serai». Faut-il une meilleure preuve que la poésie n’est pas un accident dans sa vie, mais une manière d’être ? L’espérance lui permet d’entrevoir un futur prochain de réunion avec sa fille : «Vers un toi et moi / vers toujours demain». Victoire double de la poète, dans le fait d’avoir écrit et dans ce qu’elle a écrit. Victoire sur le temps et l’espace, proclamée au début des Textes blonds : «Enfant en ce pays le temps n’est plus mon maître / l’espace me domine et pourtant c’est bien moi / d’une étreinte qui le possède et lentement le broie». Enfin, par un phénomène d’autodéfense inconsciente peut-être, la poète brouille la situation réelle. Elle recourt à une zone floue, où «l’être et le paraître», perdant de leur acuité mordante, se fondent dans un espace protecteur qui, sans nier la douleur, la tempère quelque peu, faisant surgir un gage d’espérance. Cela peut prendre l’aspect trompeur et vrai en même temps du reflet dans un miroir. «De l’autre côté du miroir / j’ai trouvé la page / et vu crâner l’illusion». «Illusion», le mot est lâché ! Consolatrice, salvatrice, elle prend plus loin l’aspect de l’ombre : «J’ai caressé une ombre / et tu l’as poursuivie». En définitive, tentative, Les textes blonds le sont. Mais tentative réussie, mais entrée à la poésie par la «voie royale», puisqu’elle permettra, par la suite, l’éclosion de vrais chefs-d’œuvre. Si les deux premiers recueils sont directement inspirés d’une expérience intime et déchirante, les autres, tout en restant fortement imprégnés de subjectivité, acquièrent une dimension humaine universelle et sont l’œuvre d’une réelle maturité. Et «qui pense maturité entend pleine possession d’un talent qui s’affirme, s’épure, se discipline», comme elle l’affirme elle-même, caractérisant la poésie d’Ounsi el-Hage, tant il est vrai que lorsque nous parlons des autres, c’est de nous qu’il s’agit. Le ton des nouveaux recueils est plus grave, plus amer et, paradoxalement, plus serein. C’est que, depuis juin 1967, un autre cataclysme s’était produit : la guerre israélo-arabe et la débâcle que le poète ressentit cruellement dans sa chair : «La débâcle a poinçonné mes tempes». À ses problèmes personnels s’ajoutent d’autres, d’ordre plus universel, qu’elle comprend mieux à partir de son deuil. Car la poète, par sa singulière puissance d’embrasser à la fois toutes les préoccupations, les contradictions de son siècle, en devient un témoin privilégié. Et si la poésie a «réconcilié Nadia Tuéni elle-même», comme le dit Sami Anhouri, le poète réconcilie l’homme avec son siècle : «Que le poète se fasse entendre, et qu’il dirige le mouvement» dit magistralement Saint-John Perse. La guerre israélo-arabe ouvre la conscience de la poète à cette espèce de fatalité, de la guerre en Terre-Sainte : «La guerre et le Jourdain ont presque le même âge», dit un parfait alexandrin dont son œuvre est émaillée. Peut-elle, en effet, ignorer l’appel de Jérusalem violée et mutilée : «Jérusalem/Il faudrait que tu brûles pour mettre en moi la guerre qui renaît chaque jour d’une odeur parallèle à celle du corps». Un vent de détresse collective souffle de partout, les Lieux saints défilent dans la conscience alarmée de la poète. Des mots récurrents, comme des appels désespérés, tracent les frontières de la tragédie : «exil, guerre, folie, Sinaï, Jérusalem, gémir». Le gémissement devient le Cogito du poète : «Je gémis donc je suis». Pour ne pas ressentir trop cruellement les affres de la guerre, la poète se réfugie dans une sorte de panthéisme, de communion étroite avec les éléments premiers de l’univers, cela diluerait son traumatisme. Il faut lire, pour comprendre cela, le poème qui ouvre le recueil Juin et les mécréants intitulé Je jure. Et quand éclata la guerre libanaise, ce fut la grande déchirure. Et Liban 20 poèmes pour un amour n’est qu’un appel désespéré à tout ce qui fit la grandeur du Liban, une exhortation pour essayer d’exorciser les démons de la guerre. Le recueil s’ouvre par une complainte : Mon pays : «Mon pays mon visage/La haine et puis l’amour naissent à la façon dont on se tend la main». La familiarisation avec la mort quotidienne la démystifie, lui donne un caractère tout à la fois banal, tragique et fou. D’ailleurs les mots «folie» et «mort» sont peut-être les plus fréquents dans Archives sentimentales d’une guerre, dont l’un des sous-tites est Folle terre ! Mais la tragédie qui a frappé la poète l’a meurtrie, sans l’avoir écrasée. Elle l’a poussée à mieux sentir le malheur des autres et de la patrie. Loin de l’effrayer, la proximité de la mort en a fait une campagne de tous les jours : «Entre la mort et moi il n’y a plus d’hiver. Entre la mort et moi il n’y a plus d’absence». Regardant la mort en face, elle en fait sa raison d’être et de vivre (!). «Dois-je dire mon envie d’être/elle qui est simplement la mort». Mourir devient donc un art de vivre, une discipline à acquérir, presque une ascèse : «Nous nous sommes battus / pour le plaisir d’apprendre / l’orgueil de mourir». Craignant de voir échapper la mort, elle l’apprivoise, cherche à «savoir ne pas l’effrayer». Cette dernière prend même tous les aspects de la vie : «La mort est une femme aimée ou un chariot faisant route vers l’est». Après l’avoir démystifiée, la mort, devenant un but, est sacralisée. C’est peut-être cela qui l’a aidée à supporter stoïquement sa longue maladie qui a fini par faire taire prématurément cette belle voix tendre et angoissée, fragile, suppliante, mais en même temps puissante. Mais ce que les nouveaux recueils nous offrent, c’est aussi et surtout une réelle maîtrise de la prosodie. Les versets y sont plus diversifiés, obéissant davantage au souffle de l’idée. Tantôt amples, se déroulant avec un flot d’images : «En signe d’évasion, je ferai porter des balcons sur tous les chemins. Et, du haut d’une tour limitée par la Grande Ourse. L’Exode que je prêche s’ouvre droit sur la mer», tantôt brefs, incisifs, ou émaillés d’un refrain, qui donne au poème une allure de complainte, de rythme sacré, comme ce poème de Juin et les mécréants, intitulé N’importe où, qu’il faut lire en entier. La poésie de N. Tuéni devient plus hermétique, mais plus poreuse si l’on peut s’exprimer ainsi, plus riche en images fulgurantes, plus suggestives surtout. Elle devient, pour emprunter un titre à Umberto Eco, une Œuvre ouverte. Elle nous invite à entreprendre avec elle un long voyage : «Je m’ouvre comme un long voyage/Commence-moi». Enfin, ce qui frappe surtout dans la poésie de N. Tuéni, c’est une invasion irrésistible d’images audacieuses, surgissant de partout comme des éclairs éblouissants, illuminant sa nuit par leur éclat et leur fraîcheur : «La nuit je faisais un paquet d’étoiles filantes» «Un enfant démonte la voie lactée» «Je fermai les yeux sur le soir en folie pour garder en moi tant de beauté violente». Le poète, n’est-il pas, en somme, celui qui sait garder intacts le regard et l’émerveillement enfantins ?
Après la lecture de Georges Schéhadé et Fouad Gabriel Naffah (voir L’Orient-Le Jour des 1er et 18 mai), M. Victor Hachem, professeur au collège N-D de Jamhour, nous propose une nouvelle lecture, celle du poète Nadia Tuéni. Fille d’une terre qu’elle a aimée par dessus tout, une terre qui fut le cœur palpitant du Liban, puisqu’elle vit la période la plus glorieuse du...