Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

Béchir et le Liban : l’homme qu’il fallait pour gouverner la montagne

Mais après quelque temps de séjour à Tripoli et à Beyrouth, où je comptais dépenser mon congé, je m’aperçus qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans les populations du Liban. Cela était d’autant plus étonnant que, jusqu’alors, les habitants de ces montagnes avaient été partisans de l’Administration égyptienne, qui leur avait rendu, comme chrétiens, une partie de leur dignité et l’égalité devant la loi ; ils étaient, de fait, la population la moins froissée, la conscription ne les atteignait pas, quand elle ruinait les familles. Le Liban est une chaîne de montagne qui court nord et sud tout le long de la côte de Syrie, depuis le fleuve el-Bared jusque près de Tyr ; elle a environ cinquante lieues de long sur une largeur de quinze lieues. Sa population se compose d’à peu près cent soixante mille chrétiens, maronites et schismatiques, et vingt mille druzes. Ibrahim pacha n’avait jamais voulu gouverner cette contrée montagneuse d’une manière directe. Il s’en remettait entièrement à l’émir Béchir, de la maison de Chaab, qui, depuis de longues années, en était le prince, et qui, lors de la guerre de Syrie, avait pris fait et cause pour Méhémet-Ali, dont il était le vieil ami, et auquel il avait dû dans le temps des services essentiels. L’émir Béchir était bien l’homme qu’il fallait pour gouverner ces montagnes tracassières, et habitées par des races ennemies, qui, depuis un siècle, s’étaient signalées par des massacres et des violences réciproques (1). Issu d’une famille druze illustre et vénérée, il avait jugé qu’il était dans ses intérêts d’embrasser la religion catholique que professait la majorité de ses sujets, mais il l’avait fait avec tant de circonspection, il était si impartial dans ses faveurs, que, donnant son âme aux chrétiens, il avait abandonné son corps aux druzes après sa mort. Dès qu’il aurait rendu le dernier soupir, ceux-ci devaient s’emparer de son cadavre et l’inhumer d’après leur coutume, dans le tombeau de ses pères (2). Au reste, l’émir Béchir passait pour être chrétien parmi les chrétiens, musulman parmi les musulmans et druze parmi les druzes ; il avait eu le talent de persuader à tous ses sujets qu’il feignait de suivre le culte rival par haute politique. Un tribut de 5 000 bourses au gouvernement égyptien Prince souverain, il exerçait dans son palais de Beiteddine une noble et grande hospitalité, qui rappelait celle des hauts barons du Moyen-Âge. Administrateur direct de ses montagnes, il percevait l’impôt et ne payait qu’un tribut de 5 000 bourses au gouvernement égyptien. Mais il pressurait avec énergie ses sujets, en rejetant tout l’odieux sur les exigences de Méhémet-Ali ; et de fait, il prélevait 22 000 bourses sur ses pauvres populations. Depuis quelques années, Ibrahim, qui avait résolu de désarmer tous les Syriens, comme gage de sécurité, était entré dans le Liban avec une forte division, et s’était emparé de toutes les armes des habitants, qui en avaient été humiliés, mais qui n’avaient rien dit et s’étaient laissé exécuter. Plus tard, lorsque le gouvernement égyptien accepta le concours des maronites pour combattre l’insurrection du Ledjà, Méhémet-Ali leur avait délivré 16 000 fusils, et, par un firman solennel, il avait donné le droit de port d’armes à eux et à leurs descendants. Baron D’ARMAGNAC : Nézib et Beyrouth 1) On ne saurait porter grief à d’Armagnac de ne pas connaître la société et la politique libanaises : il ne fait pas œuvre d’historien. Avant l’occupation égyptienne, les dissensions avaient pour base les partis politiques, et non les races ou confessions. Béchir, pressenti par ailleurs pour gouverner le littoral après la paix de Kutahia, déclina judicieusement l’offre. Ibrahim dut alors conférer cette charge à Soleiman Pacha, qui résida à Beyrouth. 2) L’auteur, qui a bien reconnu l’impartialité de Béchir, aurait mal interprété le dicton d’alors : «L’émir du Liban naît chrétien, vit musulman et meurt druze». Ce qui revient à dire que, quoique chrétien, il se conforme aux prescrits musulmans de la Porte, tout en gardant le titre traditionnel de prince des druzes, ces derniers professant que leur adepte, quelle que soit son opinion ou sa conduite, appartient toujours au druzisme de par son âme destinée à la transmigration. De plus, une rectification s’impose : Béchir, issu d’une famille musulmane et non druze, est né dans le sein de l’Église maronite.
Mais après quelque temps de séjour à Tripoli et à Beyrouth, où je comptais dépenser mon congé, je m’aperçus qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans les populations du Liban. Cela était d’autant plus étonnant que, jusqu’alors, les habitants de ces montagnes avaient été partisans de l’Administration égyptienne, qui leur avait rendu, comme chrétiens,...