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Actualités - OPINIONS

Situation du Mont-Liban après 1840

Cela dit, je poursuis mes investigations sur tout ce qui se rapporte au gouvernement de la Syrie. Les trois quarts des chrétiens de cette vaste province sont gouvernés par les Turcs, comme par exemple à Damas, à Antioche, à Alep, à Tripoli, à Saïda. Il y a même des chrétiens gouvernés par des druzes, comme dans la province du Chouf, par exemple. Ce gouvernement druze, qui s’étend ainsi ignominieusement sur les chrétiens, est représenté par un caïmacam idolâtre nommé par la Porte ottomane. Enfin les maronites du Liban sont gouvernés par un caïmacam spécial et chrétien. Comme je crois vous l’avoir dit déjà, le caïmacam actuel, de la famille princière de Bellama, s’appelle Béchir-Akmed. Il reçoit de la Porte ottomane un traitement d’environ 40 000 francs par an. Ce traitement est insuffisant, car le caïmacam, par sa position, est obligé à beaucoup de dépenses : l’usage veut qu’il tienne table ouverte chez lui, et il la tient. La montagne ainsi divisée entre deux caïmacamats, l’une maronite et l’autre druze, est nécessairement vouée à tous les déchirements. Le caïmacam qui n’a pas d’armée est sans cesse obligé de recourir au pacha pour lui demander de la force ; il l’accorde ou il la refuse, selon ses intérêts personnels. D’ailleurs, dans la montagne, les Turcs sont détestés. On n’a en eux aucune espèce de confiance. On les regarde plutôt comme des ennemis que comme des protecteurs. Ainsi, dans l’insurrection qui a éclaté chez les paysans contre les cheikhs, le patriarche des maronites s’est opposé à l’intervention armée de la Porte ottomane, afin de rétablir l’ordre, craignant, à juste raison, que le remède ne fut pire que le mal. Il faut considérer que le caïmacam chrétien jouit d’une indépendance réelle par rapport au pacha de Beyrouth. De plus, il est ouvertement protégé par la France. Mécontent de cette indépendance, et surtout de la protection française, le pacha s’en venge en contrecarrant, autant qu’il le peut, l’action du caïmacam maronite. À l’époque de l’insurrection des paysans contre les cheikhs, un Grec de Beyrouth, homme important, ayant demandé, dans une conversation familière, à Kurchid-Pacha, de rétablir la paix dans la montagne, Son Excellence lui répondit : «Laissez donc ces chiens se manger entre eux ; nous n’en serons que plus heureux lorsqu’il ne restera plus un seul chrétien dans la montagne». Toute la politique de la Porte ottomane en Syrie est dans ces mots dont je garantis la plus parfaite exactitude, quant au sens du moins, car les propres paroles de Kurchid-Pacha sont trop grossières, trop ignobles pour que je puisse les rapporter textuellement ici. Cet amalgame de pouvoirs turc, maronite, druze, dans la montagne, constitue une situation anormale et essentiellement fausse et qui doit être détruite. Le caïmacam chrétien est faible. Il ne peut pas avoir plus de quatre-vingts hommes à sa disposition. On les appelle garnisaires. C’est plutôt une garde d’honneur qu’une force. Pour que tout marchât bien, dans un pareil état de choses, il faudrait que les chrétiens se soumissent à l’autorité du caïmacam par pur amour de Dieu, ou bien qu’ils ne fissent jamais rien qui demandât une répression. Certes, ce n’est pas ainsi qu’on gouverne les peuples. Mais, dira-t-on peut-être, le caïmacam chrétien peut compter sur l’appui des consuls européens, qui sont les protecteurs de son indépendance. Or, c’est dans cet appui, qui ne peut être que moral, qu’il trouve un surcroît d’embarras. Il y a dans cette protection une cause de division pour la montagne et aussi un principe de faiblesse pour le caïmacam. Le consul français est aimé dans la montagne, c’est une tradition. On sait qu’il veut le bien des chrétiens, et que ce n’est jamais par mauvais vouloir qu’il ne le fait pas. La France est adorée, c’est le mot, dans le Liban, parce que la France est une puissance catholique, une puissance amie et protectrice de la Syrie depuis des siècles. Jamais le caïmacam maronite ne fera rien contre les conseils du consul de France, et évitera toujours de lui déplaire. Mais si le consul de France est aimé, si on compte sur lui, son pouvoir est contre-balancé, il faut bien qu’on le sache, par l’action énergique et souvent très efficace du consul anglais. Celui-ci n’est pas aimé, mais il est craint et estimé, à cause de la puissance qu’il a à Constantinople, et de l’influence qu’il exerce sur le pacha de Beyrouth. Je ne sais pas si tout ce que l’on dit dans le Liban n’est pas exagéré à l’endroit du consul anglais, mais on ne se cache pas pour avancer que c’est à lui qu’on s’adresse de préférence pour le succès des causes douteuses : ceux qu’on appelle déjà en Syrie des révolutionnaires se placent sous la protection du représentant britannique. Il faut bien convenir d’une chose : c’est que cette prépotence de l’Angleterre en Syrie n’est pas de longue date : avant 1830, l’Angleterre n’était rien dans le Liban. Dirai-je, maintenant, qu’elle est tout ? je n’oserais, surtout au moment où la France armée est à Beyrouth ; mais je vois, avec une amère douleur, cette influence anglaise grandir toujours en Syrie, depuis trente ans, au détriment de celle de mon pays. Cependant il y a antagonisme entre le consul anglais et le consul français, et il en résulte ceci : l’un et l’autre poussent le pacha et le caïmacam dans des voies absolument différentes ; et si, ni le pacha ni le caïmacam n’obéissent à l’impulsion contraire qui leur est donnée, rien ne se fait, ou, plutôt, il y a une chose qui s’établit et qui creuse des abîmes : je veux dire la division parmi les chrétiens. Le parti anglais et le parti français sont en présence, les meurtres se commettent impunément, et les dettes ne se payent pas. Je vous demande un peu quelle sera l’autorité du caïmacam dans une situation pareille ! Mais quel gouvernement conviendrait donc à la Syrie ? me direz-vous peut-être. Le gouvernement turc actuel est nul et mauvais pour les chrétiens. Ses dernières complicités dans les crimes du Liban l’ont rendu odieux aux populations de cette montagne. Il ne peut plus être accepté, ni comme gouvernement immédiat ni comme gouvernement protecteur. Il ne peut pas gouverner ses Turcs, comment gouvernerait-il les chrétiens maronites, par exemple, habitués depuis longtemps à avoir un gouverneur indépendant ? Il y a de ces choses trop évidentes pour être niées. La France est la protectrice séculaire du Liban. Et qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Les autres nations signeront bien des protocoles, mais donneront-elles un écu et un homme pour le salut de ces populations opprimées, assassinées par des sauvages et aidés de la complicité turque ? Ne le pensez pas. Ce ne sont aujourd’hui, ni des soldats russes, ni des soldats anglais, ni des soldats autrichiens et prussiens qui sont campés au pied du Liban ; ce sont des soldats français, et très probablement il n’y en aura pas d’autres. Baptistin POUJOULAT : La vérité sur la Syrie
Cela dit, je poursuis mes investigations sur tout ce qui se rapporte au gouvernement de la Syrie. Les trois quarts des chrétiens de cette vaste province sont gouvernés par les Turcs, comme par exemple à Damas, à Antioche, à Alep, à Tripoli, à Saïda. Il y a même des chrétiens gouvernés par des druzes, comme dans la province du Chouf, par exemple. Ce gouvernement druze, qui...