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Actualités - REPORTAGES

HISTOIRE - Le Liban, terre d’asile et important centre d’industrie - II - L’apogée puis la chute de Béchir le Grand - Par Hareth boustani

Délivré de tous ses rivaux, souverain incontesté du Liban, Béchir commence à vivre en véritable prince. Du vieux palais de ses ancêtres à Deir el-Qamar, le jeune prince pense à son modeste logis de Beiteddine, qu’il transforme en un somptueux édifice, si souvent admiré par les voyageurs. La description qu’en a faite Lamartine (voir encadré), si elle doit beaucoup à son enthousiasme poétique, restitue fidèlement la beauté du lieu tel qu’on peut encore l’admirer aujourd’hui. Sauf toutefois que ce somptueux monument n’est plus qu’un beau décor sans vie, une scène grandiose sans personnages. Le gouvernement du Liban, le trouvant trop éloigné du centre cosmopolite pour en faire la résidence principale du chef de l’État, a décidé de l’affecter au service des Antiquités pour y créer un musée d’armes et de vêtements libanais (Voir L’Orient-Le Jour du 4 juin). Par sa bonne et ferme administration, par sa tolérance dans un pays miné par le fanatisme, par ses châtiments durs et exemplaires, il assure dans tout le Liban une sécurité devenue proverbiale. Quel Libanais n’a pas entendu l’histoire de la femme qui ne craignait pas de se rendre toute seule pendant la nuit dans la gorge de Wadi el-Qarn, entre la Békaa et Damas, où une bande de cavaliers armés a toujours quelques frissons quand elle y pénètre ? Quel criminel ne trembla pas en apprenant que l’émir pendait tout malfaiteur après un jugement rapide mais non pas sommaire, au lieu même où il accomplissait son crime ? L’histoire, et surtout les histoires citent beaucoup de ces exemples où le châtiment suivait de près le crime, quand il ne le devançait pas à titre préventif. Pour l’instruction, l’émir se fiait à sa perspicacité et à sa connaissance des hommes, ainsi qu’au prestige créé autour de sa personne par la renommée d’une justice implacable. Il se fiait parfois aussi à un procédé que je cite d’après des légendes, mais qui ne semble pas invraisemblable. À côté du tribunal, au premier étage du palais, se trouve une petite salle carrée à toit élevé. Dans ce toit, dit la tradition, des tuyaux en terre cuite pouvaient transmettre à quiconque se tenait sur la terrasse la conversation engagée dans la salle. Or cette salle servait de chambre d’arrêt où les détenus attendaient leur jugement, mêlés à des agents de l’émir, déguisés en prisonniers. La nuit venue, l’intimité de la conversation amenait les coupables à quelques aveux réciproques. Indices précieux recueillis aussitôt, à travers les tuyaux fidèles, par les agents de la terrasse. Et quand l’émir condamnait le coupable le lendemain, en lui jetant à la figure ses propres aveux de la nuit, il était sûr qu’il s’attribuait, dans l’opinion publique, le don de connaître les secrets et de participer à quelque service occulte. Sécurité parfaite On comprend alors comment Béchir a réussi à maintenir une paix profonde et une sécurité parfaite dans tout le Liban, et dans les régions limitrophes. Car pour toute police, il n’avait que quarante cavaliers faisant fonction de gendarmes. Quant à l’armée, elle était composée de tous les hommes en état de porter les armes. À l’appel du prince, les seigneurs arrivaient dans la capitale avec leurs hommes et leurs étendards. Ils recevaient de l’émir les ordres et les munitions. Les vivres étaient distribués aux frais des seigneurs. Béchir a raffermi cette tradition et a fait de ces troupes nationales, augmentées de quelques milliers de mercenaires maghrébins ou albanais, la plus forte armée du Proche-Orient au début du XIXe siècle. Ses succès à la bataille de Quatana, son entrée triomphale à Damas en 1810, son triomphe à la bataille de Mazzé en 1821, au siège de Sânour en 1830, à la bataille de Homs en 1837 restent gravés dans les annales libanaises. Le prince joignait à la fermeté une intelligence très fine de la politique et une diplomatie très souple. Sa bonne fortune pendant plus d’un demi-siècle dans un pays livré aux cupidités des pachas, saccagé par leurs luttes sans cesse renaissantes, en est une preuve irréfutable. Une autre preuve nous est fournie par la sage attitude qu’il a adoptée vis-à-vis du général Bonaparte assiégeant Acre. Pendant qu’il envoyait à l’armée française le vin de Bickfaya, les raisins secs, les figues sèches de Deir el-Qamar et la mélasse de Debbiyé, il écrivait officiellement à Bonaparte qu’il était dans l’impossibilité de l’aider, vu qu’il gardait fidélité à son sultan. Après quoi, il recommandait à son messager de suivre un autre chemin que celui pris par les montures transportant les vivres et de se faire attaquer par les gardes du pacha d’Acre. Et tandis que le terrible Djezzar envoyait des félicitations à l’émir Béchir, le même émir recevait comme cadeau une belle épée du général Bonaparte. Sous le règne de Béchir, le Liban, délivré des pillages et des brigandages, voit prospérer son commerce et son industrie. Et les négociants peuvent acheminer leurs marchandises sur des chemins assez vastes au lieu des pistes muletières et des sentiers de chèvres. Le pays devient vite un refuge pour les exilés politiques, les victimes des dissensions religieuses (par exemple les Melkites catholiques). Terre d’asile, le Liban devient également un important centre d’industrie grâce à ces réfugiés minoritaires qui apportent avec eux leur expérience et leur savoir-faire. Les corporations d’artisans ont chacune leur marché propre, tradition perpétuée jusqu’à nos jours avec les souks de cordonniers, de forgerons, de menuisiers, de tanneurs et de bouchers, ainsi que la savonnerie. Aux environs de la ville, le Marj el-Qotn et la Maqtané gardent encore le souvenir de la culture et de l’industrie cotonnière. L’hygiène et la santé publique constituent aussi une des préoccupations de Béchir. En 1809, ayant entendu parler de la découverte du vaccin antivariolique, il en fait acheter à Constantinople et se fait vacciner en public avant d’ordonner à son peuple d’en faire de même. De sorte que, lorsque éclate la terrible épidémie de 1811, le Liban est le seul pays du Proche-Orient à être presque entièrement épargné. Béchir a su également se montrer grand esthète, organisant des fêtes, des jeux ou des parties de chasse et réunissant les maîtres de la poésie de son temps, qui chantaient ses exploits, à la manière des troubadours du Moyen Âge ou des chantres de Bagdad et de Damas. En temps de paix, les joutes littéraires remplaçaient le jeu de la lame. Un des poètes alla jusqu’à provoquer la verve de Lamartine en lui adressant plusieurs strophes dont voici la dernière : «Votre vaisseau avait des ailes, mais le coursier de l’Arabe a des ailes aussi. Ses naseaux, quand il vole sur nos montagnes, font le bruit du vent dans les voiles du navire. Le mouvement de son galop rapide est comme les roulis pour le cœur des faibles ; mais il réjouit le cœur de l’Arabe. Puisse son dos être pour vous un siège d’honneur et vous porter souvent au divan de l’émir». Dahdah contre Karamé Vingt-cinq ans s’écoulent dans une paix profonde, troublée seulement par deux exils volontaires de l’émir dans le Hauran et un séjour en Égypte auprès du puissant Méhémet Ali. Au cours de ce séjour, l’émir, encouragé par la France, fait un accord avec le prince égyptien contre la Sublime Porte. Et voici le moment où cet accord doit être mis à exécution. Ibrahim Pacha, second fils de Méhémet Ali, apparaît aux portes d’Acre le 26 novembre 1831. Béchir attend d’abord les événements, puis, confiant dans la force de l’armée égyptienne et dans la politique française, il rejoint le fils de son ami dans sa lutte contre la Syrie et Constantinople. Pendant deux ans, Béchir est à son apogée. Ses troupes, toujours victorieuses, étouffent toute réclamation contre l’Égypte. Mais au début de 1834, Méhémet Ali lance un décret qui établit en Syrie et au Liban la conscription militaire et prescrit le désarmement général. Une décision qui met le feu aux poudres. Les six années qui suivent ne sont qu’une suite d’insurrections contre la domination égyptienne. Béchir, qui entend aider l’Égypte en ami loyal et dévoué, répugne cependant à l’idée de devenir le vassal de Méhémet Ali. Aussi se lasse-t-il très vite de combattre ses sujets révoltés. Il conserve cependant une sage réserve en s’abstenant d’attaquer officiellement les Égyptiens. Ici se place une des luttes les plus douloureuses dans l’histoire du Liban. Deux partis se livrent bataille autour de l’émir, celui de l’intérêt national, représenté par le cheikh Mansour Dahdah, conseiller de Béchir, et celui des intérêts de l’Égypte représenté par Boutros Karamé, secrétaire de l’émir mais étranger au Liban et gagné à l’idée égyptienne par Hanna el-Bahri, homme de confiance d’Ibrahim Pacha. Grâce à son ascendant sur Amine, le fils de Béchir, dont il fut le précepteur, Boutros Karamé gagne une bonne partie de la cour et fait de son ancien disciple le plus propagandiste de la collaboration libano-égyptienne. Ce jeune prince, reçu royalement chaque fois qu’il se présentait au camp égyptien, a l’ambition de succéder plus tôt que prévu à son père. Le vieil émir a alors soixante-treize ans. Accablé de soucis, déconcerté par la division de ses propres fils, il hésite toujours à prendre une décision. La clairvoyante temporisation qui l’a sauvé à maintes occasions n’est cependant plus de mise. Les événements se précipitent de jour en jour. Enfin, dans un moment de lucide énergie et pressé par le cheikh Dahdah, il opte pour l’intérêt de la nation et, abandonnant la cause égyptienne, il signe, le 5 octobre 1840, une convention avec l’amiral anglais Stopford par laquelle il s’engage à venir le voir à Saïda, en échange de quoi il conserve la principauté du Liban. Tandis que les troupes libanaises révoltées contre l’Égypte, secondées par la marine anglaise et quelques détachements turcs, nettoient le Liban des restes de l’armée de Méhémet Ali, Boutros Karamé et son clan, ayant eu vent du projet de Béchir, retardent de leur mieux le départ de l’émir. Ce dernier tergiverse encore, hésitation qui lui sera fatale : lorsqu’il arrive enfin à Saïda, le 11 octobre, le délai qu’on avait accordé vient d’expirer. l’amiral Stopford, lassé de l’attendre, est parti pour Beyrouth. Désormais sûr de vaincre toute résistance, il a laissé à l’adresse de Béchir l’ordre formel de quitter le Liban. Ce dernier, au lieu de reprendre en grand prince la route de Beiteddine, est exilé à Malte. Arrière-pensée religieuse Béchir demeure près d’un an sur l’île de Malte, sous la surveillance de l’Angleterre. Selon Kutchuk effendi, la déposition de l’émir cachait, sous des dehors politiques, une arrière-pensée religieuse : on espérait du même coup renverser le catholicisme en Syrie et détruire l’influence séculaire de la France. Au bout d’un an, on remet Béchir aux mains des Turcs ; cela revient à prononcer la sentence définitive de sa déchéance et un bannissement sans retour. Transporté à Constantinople au mois d’octobre 1841, l’émir y est d’abord traité avec certains égards. Mais la paix semble avoir quitté avec lui la Montagne. On l’accuse auprès de la Sublime Porte de fomenter sans cesse de nouveaux troubles. Aussi voit-il bientôt augmenter, dans une progression toujours croissante, les privations et les rigueurs de l’exil. Le gouvernement turc ne lui fait même pas l’aumône d’un logement ; le prince doit louer à ses frais, à l’extrémité du faubourg solitaire de Psammatia, une maison à demi-ruinée, où il vit quelque temps, avec toute sa suite entassée autour de lui. Une suite qui se réduit comme une peau de chagrin au fil du temps : de quatre-vingt personnes qu’elle compte au départ il n’en reste plus que cinquante-six en 1845. Le 7 juin de la même année 1845, le prince est transféré à Virandcheher, dans le sandjak de Bali. Ses maigres ressources sont épuisées. Viennent alors les mauvais jours. La détresse de ses serviteurs, l’impossibilité où il se trouve d’accueillir ses hôtes avec la magnificence d’autrefois, sont pour le vieil émir un supplice. La pipe et le café, voilà à quoi se réduit l’hospitalité du grand prince. Il est transféré de Virandcheher à Safranbali, puis de Safranbali à Brousse, avant de partir pour Kadi Keuy, un petit village sur la rive asiatique du Bosphore, où il meurt le 29 décembre 1850.
Délivré de tous ses rivaux, souverain incontesté du Liban, Béchir commence à vivre en véritable prince. Du vieux palais de ses ancêtres à Deir el-Qamar, le jeune prince pense à son modeste logis de Beiteddine, qu’il transforme en un somptueux édifice, si souvent admiré par les voyageurs. La description qu’en a faite Lamartine (voir encadré), si elle doit beaucoup à son...