Rechercher
Rechercher

Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Samia Osseiran Jumblat : peintures, poèmes - Ce qu’est voir

Peintre fécond et versatile à l’instar de Aref Rayes dont elle semble partager l’inépuisable énergie de renouvellement de soi, comme le remarquait Helen el-Khal, peintre et critique d’art qui s’y connaît en tempéraments d’artistes au féminin (elle a consacré un livre aux plasticiennes arabes), Samia Osseiran Jumblat est, tout aussi bien, poète à la voix originale. Bien qu’elle écrive d’ordinaire en anglais, son dernier recueil «Rituels de la lumière et de l’ombre» est rédigé en arabe dans une langue limpide, riche en métaphores puisées dans la nature et le cosmos. D’un élément immédiatement à portée de main, de regard, Samia O.J. s’élève, avec une trompeuse simplicité, vers un au-delà des choses et des êtres, dans une sorte de rêverie éveillée. Salah Stétié, qui est l’un des plus fins connaisseurs contemporains de l’essence de la démarche poétique, pourrait la qualifier de «dormeuse veilleuse» ou de «veilleuse endormie» pour le recours lucide aux ressources archétypales de l’inconscient qui se manifestent dans les songes de la terre, de l’eau, de l’air, du feu sous les divers avatars qu’ils peuvent endosser. Arborescences Dans sa peinture, Samia O.J. n’a pas moins cette capacité de veiller en dormant et de dormir en veillant : l’arbre, thème dont elle présente 43 variations dans des huiles sur carton et sur toile, incarne pour ainsi dire l’union interactive des quatre éléments de terre, d’eau, d’air et de feu (non seulement le feu qui, sous forme d’étincelle, peut en être issu par frottement, mais surtout celui qui, sous forme de lumière, est l’opérateur de la photosynthèse). L’arbre est donc bien un concentré du cosmos dont il reproduit en quelque sorte les cycles de mort et de régénération. D’où l’extraordinaire abondance des thèmes mythiques de l’arbre dans toutes les cultures. En terre cananéenne et phénicienne, les Ishtar avaient leurs bosquets sacrés de térébinthes. Les arbres sont souvent objets de culte en raison de leur rôle médiateur entre le ciel et la terre, le visible et l’invisible. Arbres et axes du monde dont la verticalité ascensionnelle possède un puissant symbolisme de phallus fécondateur : dans certaines tribus nomades iraniennes, les femmes se tatouent sur le corps un arbre qui prend racine dans le sexe pour épanouir son feuillage sur les seins. Cette connotation sexuelle est vite dépassée quand les racines sont comparées à la racine cachée de la manifestation cosmique et les branches à la manifestation pleinement accomplie. Et l’on peut citer, pour mémoire, l’arbre de vie, symbole d’unité, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, symbole de dualité, l’arbre de Jessé, l’arbre de la Bodhi sous lequel le Bouddha atteignit l’illumination, l’olivier coranique du verset de la lumière, l’arbre portant les pommes d’or du jardin des Hespérides, l’arbre du monde chinois au pied duquel il n’y a ni ombre ni écho, l’arbre ismaélien de la réalisation spirituelle suprême, l’arbre du rêve de Nabuchodonosor, l’arbre des lumières, l’arbre de la croix, l’arbre des druides, et tous les arbres des mythologies amérindiennes, africaines, asiatiques et océaniennes. Pour ne pas parler des arborescences généalogiques, hermético-occultes, mathématiques et informatiques. Théâtre végétal Ces thèmes sont, certes, implicitement présents dans tout arbre représenté, et on peut légitimement évoquer à propos des huiles de Samia O.J. (parmi lesquelles se trouve d’ailleurs un «Olivier sacré») l’arrière-fond mythico-métaphysique, qui n’a pas besoin d’être sciemment impliqué, qui les sous-tend. Comme Samia O.J. ne peint rien sans l’observer longuement, ses arbres sont tout à fait «réels», mais transmués par la vision du peintre en arbres quasi imaginaires : en accentuant certains mouvements du tronc et des branches, elle en fait des espèces d’êtres féeriques ou magiques qui miment des rôles humains dans une sorte de théâtre végétal, tantôt avec humour, tantôt avec fantaisie, tantôt avec poésie. Sans jamais perdre, pour autant, leur spécificité d’arbre de telle essence et leur singularité d’individu différent de tous ses congénères. Même si les pins ont des troncs rouges et des frondaisons bleues irriguées par les ramifications des branches maîtresses, puissant rappel du poumon végétal recycleur de l’oxygène et du gaz carbonique qu’est n’importe quel arbre, même si leurs images sont sollicitées dans le sens d’une métaphore visuelle de la respiration, ils restent de véritables pins dans une description juste et scrupuleuse, arbres exposés aux vents, aux intempéries, à toutes sortes de vicissitudes qui les plient, les tordent en tous sens, leur donnent cette allure reconnaissable entre toutes. Samia O.J., qui sait tirer de la peinture à l’huile de riches nuances tout en conservant la vivacité, la fraîcheur et la propreté des couleurs, s’intéresse moins à des arbres entiers qu’à leurs parties aériennes, gros plans de leurs systèmes d’embranchement, de leurs façons particulières de pénétrer, conquérir et coloniser l’espace. On dirait qu’elle est fascinée par ce qu’on pourrait appeler leurs capacités tentaculaires. Souvent, ses gros plans de troncs à mi-hauteur évoquent des poulpes, des animaux à mille pattes, des Shiva à mille bras (en fait, Shiva est parfois assimilé au tronc, Brahma aux racines et Vishnu aux branches). Curriculum vitae Mais elle est également intéressée par l’extravagance gestuelle de certaines branches, par ce qu’on pourrait appeler leur capacité de cabotinage. En même temps, elle n’oublie pas de noter les moignons d’anciennes branches, les nœuds – qui se laissent parfois interpréter comme des seins – et toutes les marques et cicatrices du temps, de la vie mystérieusement mouvementée des arbres : leur biographie est inscrite sur leur corps, et c’est cette attention de Samia O.J. à ce curriculum vitae végétal qui fait qu’on a parfois l’impression, devant ses peintures, de n’avoir jamais réellement regardé un arbre, ni médité sur son devenir, sur les forces qui ont façonné ses formes, sur ces formes elles-mêmes. Il est rare pour un citadin, même en randonnée, de considérer avec autant de minutie non point un arbre en son entier, mais, disons, une seule branche avec ses multiples et étonnantes propriétés. Ce n’est pas l’arbre qui nous empêche de voir la forêt, c’est la forêt qui tend à rendre l’arbre quasi invisible dans sa vérité d’être végétal singulier portant son histoire sur son dos. Et l’arbre lui-même est la forêt qui nous empêche de voir ses rameaux, ses ramilles. 43 autoportraits Le plus stimulant dans cette exposition, c’est cette leçon d’attention concentrée et soutenue aux choses, qui équivaut à une contemplation méditative : à force de regarder le visible, celui-ci se transfigure de lui-même et révèle aspects et secrets invisibles à celui qui regarde sans voir ou qui n’utilise pas vraiment les ressources du regarder. Ce sont ces aspects secrets – et pourtant, comme pour beaucoup de secrets, exposés en pleine lumière – que Samia O.J. nous montre dans cette belle exposition qui ne prétend à rien d’autre qu’à rendre hommage à l’arbre qui, selon elle, «déploie ses ailes à la lumière et lève ses branches en prières vers les cieux». Cette saisissante image de l’arbre en prière ne peut pas surgir sans cette attention à l’invisible à travers le visible que Samia O.J. met en œuvre dans sa poésie comme dans sa peinture. C’est cette attention qui fait le «dormeur veilleur» qui appréhende d’emblée l’essence des choses parce que si le veilleur est un voyant, le dormeur est un visionnaire : voir en visionnaire, c’est cela voir. Par l’exercice de cette faculté, Samia O.J. s’est pour ainsi dire identifiée à l’arbre, à sa capacité de médiation entre le bas et le haut, le visible et l’invisible. En somme, ce sont 43 autoportraits qu’elle nous donne à voir. (Galerie Rochane).
Peintre fécond et versatile à l’instar de Aref Rayes dont elle semble partager l’inépuisable énergie de renouvellement de soi, comme le remarquait Helen el-Khal, peintre et critique d’art qui s’y connaît en tempéraments d’artistes au féminin (elle a consacré un livre aux plasticiennes arabes), Samia Osseiran Jumblat est, tout aussi bien, poète à la voix originale....