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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Rim el-Jundi : « Penelope’s visiting hours » - Le travail de la douleur

Consumée par un mal qui la réduit à un état squelettique, rien que la peau et les os ou presque, 27 kilos, Pénélope endure le calvaire inimaginable d’une souffrance physique ininterrompue jour et nuit pendant trois mois, avec un répit relatif de trois autres mois et une rechute de deux mois avant la lente remontée. L’Ulysse du bien-être se fait attendre. En réalité, l’odyssée, les épreuves, la descente aux enfers, les navigations périlleuses envers et contre les monstres et les dieux vindicatifs, c’est elle, Pénélope, qui les vit dans cette expérience des limites, cette traversée solitaire de la douleur, ce supplice qui accule le corps et le psychisme à une pure passion, une totale passivité. Et pourtant, dans cette détresse, que de force de corps et d’âme, puisque, en fin de compte, la maladie a été vaincue. Comme dans l’épopée, Ulysse finit par rentrer dans l’Ithaque de l’organisme, chassant les prétendants morbides qui aspiraient à le supplanter et reprenant possession de son bien, de Pénélope convalescente qui en vient, à force de tramer et détramer le tissu uniformément cruel jusqu’à l’intolérable des heures, des minutes, des fractions de secondes, à enregistrer les moindres détails de l’environnement aseptisé, d’une sinistre blancheur, de l’hôpital. Jusqu’aux numéros de série des draps («AUH Feb. 98 98723ORA», «AUH 8935 KT Oct. 88», etc.) dont le changement était sans doute devenu un événement majeur dans cet interminable désert de torture et d’ennui, malgré les «heures de visite». Journal intime Dès ses débuts en peinture, Rim el-Jundi (36 ans) est fascinée par les corps et les visages. Ceux des autres, dans la comédie sociale, mais surtout les siens. Fascination sans complaisance «féminine», sans aucune concession aux mythes cosmétiques de la mode, de la femme-poupée, de l’odalisque, du nu académique, de la relation ambiguë du peintre et de son modèle. Sa vision d’elle-même et des autres reste distanciée, souvent ironique ou cruelle, mais toujours révélatrice, décapante. En même temps, elle colle au plus près aux vicissitudes organiques, des péripéties sexuelles aux épisodes de grossesse, d’accouchement, de relevailles, de maternité. Comme si peindre, pour elle, était une manière de tenir son journal intime, de noter, au fur et à mesure, les faits et gestes de la vie quotidienne. Mais ceux qui, au-delà des mises en scène habituelles de la peinture qui escamotent pudiquement les vraies questions, relèvent du domaine le plus privé, le plus secret, communément dissimulé, dans une franchise, une insolence, une impudeur qui frisent parfois l’obscénité, sans jamais l’effleurer. Mais une obscénité tonifiante, celle d’un regard affranchi des préjugés sociaux et culturels, qui va droit aux choses essentielles de la vie individuelle. Ce regard ancré dans le corps réel, le corps désirant – pas le corps hypothétique et par là problématique de tant de peintres – rappelle que le corps est justement le point d’arrimage de chacun dans le monde. Et qu’on ne peut ni penser, ni sentir, ni voir, ni entendre, ni éprouver la moindre impression extérieure ou intérieure, plaisante ou déplaisante, sans ce médiateur incontournable mais que beaucoup feignent de contourner en le mettant entre parenthèses parce qu’il les embarrasse, qu’il leur pèse. Comme s’ils se prenaient pour de purs esprits. Mais personne n’est un pur esprit, même pas les saints, peut-être surtout pas les saints dont le corps est d’autant plus omniprésent qu’ils le mortifient sous prétexte de réprimer sa concupiscence qui s’en exacerbe de plus belle. Rim el-Jundi a opté pour l’incontournabilité du corps, et c’est pourquoi, loin d’éluder la question de la douleur, elle qui en a la plus infernale connaissance, elle y fait face en lui donnant son propre visage dans une série de 25 acryliques et techniques mixtes. Dès qu’elle a pu s’asseoir, alors qu’elle était encore exténuée – à vrai dire, plus d’un an après elle n’a pas encore recouvré ses forces d’antan –, elle a entamé son témoignage pictural sur ses tribulations physiologiques. La vérité de la peinture D’abord sur petits formats, puis, la vigueur revenant, sur grands formats qui exigent de se tenir debout, d’avancer, de reculer, dans une sorte de chorégraphie réglée par la nécessité d’apprécier alternativement de près et de loin le progrès du travail. La peinture est donc elle-même dans son processus, un enchaînement de gestes, d’actions physiques, d’actes du corps et, dans son résultat, une empreinte statique complexe de tous ces déplacements. Tout comme cette dynamique de temps et d’espace, le corps, sa robustesse, sa débilité sont donc inscrits dans l’être même de la peinture. Que le peintre prenne pour modèles son propre corps, son propre visage, autrement dit ses propres yeux, son propre regard sans quoi il n’y a pas de procès pictural possible, ne fait qu’expliciter et mettre au jour et à nu ce qui est déjà implicitement enfoui, c’est-à-dire à la fois contenu et caché, dans toute peinture. En se facolisant sur soi, Rim el-Jundi focalise le statut épistémologique, la vérité même de la peinture. Sa démarche acquiert ainsi une portée phénoménologique, à part sa portée divulgatrice d’une expérience intime ardue, inapte à la communication. Le vécu de la douleur, son anatomie, sa physiologie, son retentissement psycho-mental et affectif, si profonde qu’en soit la connaissance, sont impossibles à transmettre à autrui. Ils ne peuvent jamais être suggérés que par des signes. L’indicible D’où, dans les œuvres récentes de Rim el-Jundi, véritable chronique d’une renaissance, cette absence totale de pathos, de plainte, de geignardise, en un mot de dolorisme. Les 25 autoportraits n’ont rien de tourmenté mais, au rebours, quelque chose d’impassible, de neutre, de vide, de perplexe, de triste peut-être, d’interrogateur en tout cas, sans que la question se forme et se formule sur les lèvres obstinément closes pour laisser sans doute entendre qu’il n’y a rien à dire ou plutôt que ce qui est à dire est proprement indicible. C’est dans les yeux écarquillés, grands ouverts sur le dehors mais au regard tourné, inversé vers le dedans, yeux noirs sans éclat alors que les yeux du modèle, de Rim el-Jundi elle-même, ont toujours quelque chose d’étincelant que cette question reste comme suspendue, sans reponse possible. L’opacité du corps, de la maladie, de la souffrance, du mal restera à jamais incompréhensible à l’esprit, féru de transparence. Courage et dignité d’une résistance victorieuse à la maladie, mais résistance qui échappe, elle aussi, à l’intelligence. Nous ne sommes aptes à comprendre ni la santé ni la maladie. D’où, également, chez Rim el-Jundi, l’absence de toute tentative d’explication. Universalité Crâne rasé, la chevelure s’étant raréfiée sous l’effet des médicaments, la malade, la convalescente nous regarde sans nous voir vraiment, elle regarde ailleurs même quand elle nous fixe dans les derniers portraits en buste, poitrine nue, comme pour mesurer, anatomiquement, les progrès de la guérison. En fait, jamais Rim el-Jundi, même avant sa terrible expérience, ne s’était laissée aller à commettre des nus des séduction, et la peau blême, livide, grisâtre qui peut sembler emblématique de la maladie était déjà celle de ses nus antérieurs. En toute honnêteté, d’ailleurs, elle expose une toile peinte avant son hospitalisation : le nu debout frontalement a presque exactement la même expression de visage et la même nuance de peau que les œuvres post-hospitalières. C’est dire que les œuvres récentes prolongent une démarche ancienne qui s’interdit toute compromission dans la représentation de la femme : elle n’exhibe jamais de tendres carnations car c’est la femme en tant qu’être humain, qu’être total, qu’être tout court qui est mise en avant. Et c’est précisément cette humanité qui fait l’universalité des œuvres exposées : ce n’est pas le journal d’une femme malade, c’est la condition humaine même, sa vulnérabilité, sa fragilité, sa précarité, sa mortalité que Rim el-Jundi nous met sous les yeux avec une admirable retenue. L’oubli et la mémoire La répétition des motifs géométriques des fonds, tels ceux de tapisseries, ô Pénélope, lignes parallèles, triangles, ronds, carrés, clous, points de suture, nœuds de barbelés comme pour dire l’approche des frontières extrêmes, la répétition en variations thématiques des 25 autoportraits eux-mêmes, telle une exploration de soi indéfiniment recommencée dans un corps-à-corps avec la maladie et la peinture, la peinture et la maladie, l’une éclairant l’autre, évoquent une temporalité atomisée, étale, itérative, celle de jours qui n’en finissent pas de ne pas finir à force de se ressembler dans leur récurrence. Comptabilité d’hôpital, inventaire de grabataire, nomenclature des «visiting hours» comme autant de balises dans le désert du temps. La toile de Pénélope, toute mentale, reste décousue, tels ces motifs égrenés comme les pierres d’un passe-temps, car la réitération, même si elle traduit l’effort d’organiser le temps, l’espace et l’esprit, fait ressortir d’autant plus le défaut radical de sens, de raison, de justification, l’absurdité irrémédiable de la maladie, du monde, de la condition humaine. Mais la vie, la créativité, la splendeur des choses reprennent le dessus. Dire sans dire la maladie, dans un exemplaire discrétion malgré l’insistance répétitive, c’est faire le travail de la douleur, comme on dit «travail du deuil», c’est entreprendre de la relativiser, de la (re)mettre à sa place en l’intégrant dans un système vital cohérent, serait-ce celui de la peinture, c’est la dompter, l’apprivoiser et finalement la liquider affectivement, l’oublier en la projetant hors de soi, en la transformant thérapeutiquement en épreuve partagée, en objet du monde, en œuvre d’art. On croit impossible l’oubli des expériences pénibles. Pourtant, sans oubli, pas de mémoire, elle serait trop encombrée pour ne pas caler, et sans doute pas d’humanité ou alors une humanité quasi hébétée. Est-ce Ibn Arabi, qui affectionnait ces jeux étymologiques, qui fait dériver «insan» (être humain) de «nisyan» (oubli), fondant ainsi l’être de l’homme sur le non-être de la mémoire, mais dans un registre, évidemment, tout autre ? (Galerie Maraya)
Consumée par un mal qui la réduit à un état squelettique, rien que la peau et les os ou presque, 27 kilos, Pénélope endure le calvaire inimaginable d’une souffrance physique ininterrompue jour et nuit pendant trois mois, avec un répit relatif de trois autres mois et une rechute de deux mois avant la lente remontée. L’Ulysse du bien-être se fait attendre. En réalité,...