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Actualités - REPORTAGES

REGARD - En marge du colloque « Mémoire pour l’avenir » (II) - Ailes d’hirondelle, cuisses de dragon

Ce n’est pas un hasard si le repaire du dragon est un puits (cf. le «Regard» précédent publié dans notre numéro du jeudi 5 avril). Le nom de Beyrouth, qui est censé avoir été fondé par le dieu de la mer Poséidon aux temps primordiaux (on peut imaginer le dragon comme un avatar maléfique de Poséidon qui, tel le dieu hindou Shiva, créerait, maintiendrait et détruirait cycliquement sa création), serait le pluriel du mot «puits» en araméen («béérot»). Le dragon surgirait ainsi du puits éponyme de la ville, de son nom même, c’est-à-dire de sa nature profonde ou, si l’on veut, de son inconscient. Ce qui expliquerait symboliquement la conformité ou du moins l’homologie structurelle de l’histoire et de la légende. Rome avait un nom secret, pour rester invulnérable aux attaques magiques. Apparemment, béryte n’en avait pas un, du moins pas à ma connaissance. Les puits Doté de «puits d’eau potable», le promontoire de Beyrouth offrait un refuge naturel aux navigateurs assoiffés. Au-delà de ce fait géographico-hydraulique, Beyrouth devint, métaphoriquement parlant, un «puits de connaissance» pour les hommes assoiffés de culture à l’époque romano-byzantine où la ville fut, selon Azar, plus cosmopolite et plus polyglotte qu’elle ne l’a jamais été par la suite, y compris de nos jours. À l’époque contemporaine, elle devint un «puits de liberté» pour les écrivains, penseurs, artistes, journalistes, politiciens opprimés dans les pays totalitaires de la région, avant de se changer en «puits d’intolérance, d’horreur et d’infamie» avec les enlèvements (retour du dragon preneur d’otages), les massacres, les bombardements aveugles, les sièges, les occupations, les exodes forcés, les pillages de la guerre libanaise. Mais aussi un «puits d’héroïsme quotidien» : personne au colloque n’a songé à rendre hommage aux citoyens ordinaires qui n’étaient ni chefs de guerre, ni combattants, ni exécuteurs de basses œuvres, ni victimes innocentes, obligés de vivre dans des conditions impossibles pendant des années, exposés aux avanies des miliciens aux barrages ; aux tirs des francs-tireurs et aux pilonnages sauvages en traversant au risque de leur vie les lignes de démarcation pour se rendre de leur domicile à leur lieu de travail et vice versa, pour visiter un parent ou un ami, dans une admirable obstination qui a fait échec à toutes les tentatives de dichotomisation de la capitale ; à l’incertitude de chaque instant sur leur sort et celui de leur famille ; à l’atmosphère malsaine des abris souterrains. Je me remémore que l’eau et l’électricité furent coupées pendant six mois, de mars à novembre 1976, à Beyrouth-Ouest, tout comme pendant le siège israélien de 1982, en sorte qu’on devait se procurer l’eau en bidons aux rares puits en fonctionnement, ce qui incita à en creuser des centaines, jamais Beyrouth ne méritant mieux son nom qu’à ces moments tragiquement emblématiques où beaucoup payèrent de leur vie l’attente devant les puits... Datant du troisième millénaire, Beyrouth est une ville de plus de quatre mille ans. Pourtant, à s’y promener, on jurerait qu’elle est née de la dernière pluie, de la fin du XIXe siècle tout au plus. C’est que, telles les pages de la légende de son saint patron, qui échoua dans sa mission d’élimination du dragon, ne parvenant qu’à le neutraliser provisoirement, celles de sa propre histoire ont été plus d’une fois arrachées. En sorte que la mémoire urbaine est restée extrêmement courte, jusqu’aux fouilles récentes du centre-ville qui ont mis au jour des strates ottomanes, mameloukes, byzantines, romaines, hellénistiques et phéniciennes. Entre autres vestiges, tel un leitmotif incontournable, un «puits rescapé» du séisme de 505. Étant bouché par sa dalle, il ne fut pas comblé par les décombres : la dalle enlevée, l’eau était là, en attente depuis près d’un millénaire et demi. Les archéologues n’eurent qu’à installer une pompe : une fois l’eau stagnante évacuée, l’eau vive afflua pour alimenter leurs chantiers. «Puits bénéfique» du centre en contrepoint du «puits maléfique» de la périphérie. Du jeu dans le jeu La partie ne serait donc pas perdue d’avance : dans le jeu du dragon, il y a place pour le jeu des hirondelles : le puits meurt et revient, la ville meurt et revient pour devenir un «puits d’accueil». Après être resté en friche pendant 75 ans, entièrement déserté par ses habitants, suite à un épisode militaire, Beyrouth remonte lentement la pente jusqu’à devenir une bourgade d’une dizaine de milliers d’âmes au début du XIXe siècle. Sa population augmente par croissance naturelle, par exode interurbain, par exode rural, mais aussi et surtout par vagues successives de réfugiés : fugitifs des massacres de la montagne de 1840-1860, fugitifs des massacres de Damas et d’Alep de 1860, réfugiés arméniens dans les deux premières décennies du XXe siècle, réfugiés russes blancs lors de la révolution bolchevique, réfugiés polonais durant la Deuxième Guerre mondiale, réfugiés palestiniens en 1948 et, une vingtaine d’années plus tard après le «Septembre noir» en Jordanie, réfugiés kurdes de Turquie et d’ailleurs, réfugiés juifs de Syrie et d’Irak, réfugiés égyptiens et syriens après les nationalisations dans leurs pays, réfugiés politiques arabes de toutes catégories et de tous pays dans les années soixante et soixante-dix, réfugiés sudistes fuyant les bombardements israéliens et les molestations palestiniennes dès la fin des années soixante, au point de changer les banlieues en ceinture de misère avant de transformer radicalement le visage et le caractère démographique de la capitale en quelque sorte ruralisée, réfugiés de Damour au début de la guerre et du Chouf et du Metn-Sud en 1983. J’en oublie certainement, par exemple, les Levantins originaires des pays européens qui n’étaient pas des réfugies au vrai sens du terme... Happening social et humain Je me remémore que c’est dans la cuvette du centre-ville, entourée de collines, dans ce véritable «puits urbain», ce forum, cette agora, cette arène, en bref ces souks, que s’effectuaient les brassages et rebrassages de toutes ces populations affluant des divers quartiers-dortoirs d’alentour et des quatre coins du pays, brassages d’affaires, de négoces, de religions, de besoins, de plaisirs, d’opinions, de politiques, de relations, métissages d’idées, d’amours et de haines... C’était cela Beyrouth. Et c’est cela que le dragon ne voulait pas et ne veut toujours pas qu’il soit : une formidable machine à mélanger les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les citadins et les campagnards, les pauvres et les riches, les cultivés et les illettrés, les cheikhs et les curés, les directeurs de banque et les cireurs de chaussures attablés ensemble à Hajj Daoud à siroter leur thé en suçant l’embout de leur tuyau de narguilé, les bigots et les dévergondés, les dames et les putains, les vivants et les morts, un perpétuel happening social et humain, un «puits de diversités et de différences». Le dragon peut se féliciter : aujourd’hui, le centre est désert, il n’y a plus de brassage, chacun reste chez soi, dans son quartier-tour d’ivoire, la ville est démantelée, Beyrouth n’est plus une ville, mais un agglomérat de villages, du plus misérable au plus huppé, qui communiquent à peine ensemble. Comme quelqu’un le remarquait au colloque, «les routes se sont ouvertes, les maisons se sont fermées» : plus graves que la fermeture des maisons, sont celles des intelligences et des cœurs. Ce n’est pas une poignée de noctambules qui hantent la périphérie du centre et le centre lui-même, ni les souks et foires temporaires qui y changeront quoi que ce soit. À moins d’un projet d’avenir, un projet de vraie ville et de vrai pays viables et conviviaux, qui ne peut s’élaborer que par un dialogue franc et ouvert des mémoires, des besoins, des griefs et des aspirations des divers groupes, Beyrouth restera hors Beyrouth et le dragon ne restera pas dans son puits. La moindre des choses Pour l’empêcher de sortir derechef, seule la dalle du dialogue peut fermer la margelle, une dalle coulée en commun. Les hommes ont le devoir de faire ce qu’ils peuvent, ce qui est en leurs mains, leurs bonnes volontés, en n’oubliant jamais que les dieux, les astres, le dragon rendent fous ceux qu’ils veulent perdre, et d’abord fous furieux. Les hommes doivent faire ce qu’ils peuvent, ce qui est à leur portée, mais si les astres, les dieux, le dragon, les plaques tectoniques en décident autrement, c’est peut-être qu’en définitive tout est joué d’avance, comme le professait l’astrologue brésilien, comme l’assure la partie censurée de la légende de saint Georges. Mais la moindre des choses est de ne pas se faire l’auxiliaire du dragon. Même dans le mécanisme impitoyable du destin, même dans le «fatum» et le «mektoub», même dans le cycle du dragon, il y a du jeu, donc de l’espoir, donc une vie toujours recommencée, qui revient après être partie : aux hommes de se donner des ailes d’hirondelle au lieu de se doter de cuisses de dragon.
Ce n’est pas un hasard si le repaire du dragon est un puits (cf. le «Regard» précédent publié dans notre numéro du jeudi 5 avril). Le nom de Beyrouth, qui est censé avoir été fondé par le dieu de la mer Poséidon aux temps primordiaux (on peut imaginer le dragon comme un avatar maléfique de Poséidon qui, tel le dieu hindou Shiva, créerait, maintiendrait et détruirait...