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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Guvder, les dieux et le diable - Il est interdit d’être vieux

À la magnifique injonction de Nahman de Bratslav : «Il est interdit d’être vieux», fait écho la sentence de Picasso : «Il faut avoir beaucoup vécu pour devenir jeune». Ce même Nahman imaginait l’univers et dans l’univers le système solaire et dans le système solaire la terre et sur la terre un continent et sur le continent un pays et dans le pays une ville et dans la ville une rue et dans la rue une maison et dans la maison une chambre et dans la chambre un quidam qui se tord de rire, qui rit, qui rit, qui n’en finit pas de rire et de rire et de rire encore et encore. Jusqu’à ce que son rire atteigne et outrepasse des confins de l’univers pour résonner dans les oreilles divines. Une énergie de l’âme Sans doute le rire peut-il être la réponse de l’homme à l’absurdité du monde, au non-sens de l’existence, à la néfaste stupidité des tenants des pouvoirs constitués, tout comme il peut être l’expression d’un irrépressible bonheur de vivre, de créer, de devenir de plus en plus jeune à mesure qu’on prend de l’âge. Ce que Nahman préconise, c’est d’inverser en soi et pour soi le processus de sénescence, de résister à la tentation de la vieillesse comme on résiste à celle de la paresse. La vieillesse serait-elle un vice, la traduction psychosomatique d’une vie mal vécue, sans joie, sans créativité, sans danse, sans transe, sans extase ? Nahman n’interdit pas de devenir vieux, mais d’être vieux. La vieillesse ou, si l’on veut, la vieillardise n’a rien à voir l’âge. On peut être vieux de naissance et jeune à 99 ans. Ne pas être vieux est une dynamique, une énergie de l’âme, de l’esprit, du cœur et pas seulement un état du corps. Pour vivre dans ce monde aléatoire, il faut être toujours alerte, dispos, prêt à la parade, prompt à l’attaque, comme dans une arène. Ne jamais baisser la garde. Picasso, lui, ajoute, que c’est la jeunesse qui n’a rien à voir avec l’âge : on ne naît pas jeune, on le devient, la jeunesse n’est pas un point de départ, mais un point d’arrivée qu’on n’atteint qu’après avoir traversé un parcours du combattant. La jeunesse est une discipline, une construction, elle s’acquiert de haute lutte. Il ne suffit pas de beaucoup vivre, il faut vivre avec beaucoup d’intensité, dans la joie, la créativité, la danse, la transe, l’extase. On accède à la jeunesse comme le judoka accède à la ceinture noire, le moine zen au satori, l’artiste à la jubilation de l’acte créateur, l’amateur à la jouissance de l’acte perceptif. Interdiction d’être vieux, prescription d’être jeune, d’une jeunesse seconde, au-delà de l’âge mûr. Cette jeunesse que Picasso n’a pas cessé de pratiquer, d’exercer et de manifester jusqu’à la fin en ne laissant pas un seul jour passer sans dessiner, peindre, sculpter, créer, sans donner cours à son formidable appétit de vie, d’amour, de sexe, comme le montre l’actuelle exposition de ses œuvres érotiques à Paris. Vestiges bradés Ce n’est pas de Nahman ni de Picasso que je voulais parler, mais de Guvder qui, à 81 ans, est sans doute le plus jeune des artistes libanais. Guvder qui m’appelle l’autre jour pour s’écrier tout de go : «Je suis l’homme le plus heureux du monde, je me sens comme un dieu». Je devine tout de suite qu’il vient de se lancer dans une nouvelle aventure plastique et que son générateur intérieur carbure à plein régime. «Je ne dors plus, je dors à peine, je me lève plusieurs fois la nuit pour contempler mes créatures. Elles m’excitent et me comblent». Ses créatures ? Des personnages composés de vestiges archéologiques, tessons de poteries, débris de marbre ciselé, morceaux de mosaïque et tesselles. Guvder a toujours été un amateur passionné d’objets antiques et possédait une étonnante collection dont une grande partie a disparu, volée du dépôt où elle était mise à l’abri. Les formes de ces objets nourrissent son regard, stimulent son imagination, l’incitent à travailler. Aurait-il détruit certaines de ses acquisitions pour utiliser leurs fragments comme éléments de nouveaux assemblages ? Que nenni : il y a quelque temps, se promenant du côté des remblais, il aperçoit des caravanes de camions déversant des bennes entières de décombres : il s’approche et se rend compte qu’il s’agit de rebuts archéologiques qui, ne présentant apparemment pas d’intérêt scientifique pour les archéologues, sont purement et simplement bradés aux terrassiers qui s’empressent de les niveler à l’aide de gros Caterpillars, les enterrant derechef, à peine déterrés. Il se hâte de ramasser ce qu’il peut, à la limite du chantier, pas grand-chose, le contenu d’un sac. Il a tout de suite vu le parti qu’il pourrait en tirer, lui qui, il y a plus de trente ans, avant la vague écologique, recyclait les contenants en plastique rejetés par la mer sur les plages pour en assembler de merveilleuses sculptures aux formes archétypales qu’il utilisait comme modèles dans son enseignement hautement original du dessin aux étudiants en architecture. Deux mille ans après Rentré chez lui, il lave et trie les fragments et les combine avec son ardeur survoltée habituelle pour en tirer de minisculptures évoquant des statues millénaires, des idôles antiques ou exotiques. On dirait la naissance d’une nouvelle génération de divinités immémmoriales, protagonistes d’une mythologie inédite, surgies des tréfonds de la ville. «Je crée des dieux, je suis donc un dieu», s’exclame-t-il dans une saisissante formulation du sentiment intérieur de l’artiste créateur. «Je les réveille peut-être, ils dormaient depuis des siècles dans ces fragements épars. Il suffit de les rapprocher, de les appareiller, de les agencer, de les ajuster et de les coller. Plus facile à dire qu’à faire. Je ne me lasse pas d’explorer les virtualités de chaque pièce qui fut autrefois l’œuvre d’un artisan, d’un artiste. Deux mille ans après, je continue leur travail, je le prolonge, je lui donne un nouveau mandat de vie. Comment ne serais-je pas au comble de la joie ? Comment tous ces collègues disparus ne me donneraient-ils pas, par-delà les siècles, leur force, leur énergie, leur jeunesse intacte à travers ces tessons qui, d’eux mêmes, sollicitent mon intervention ?». Droit d’ingérence Ce que je vois, ce qu’il me dit, dans une longue conversation qui roule sur les pensées comparées de Pessoa, de Cioran et de Bourbon-Busset (il est en train de lire Le Livre de l’intranquillité du premier dont il rejette le double pessimisme de la raison et de la volonté tout en admirant son écriture) me fait conclure qu’il devrait y avoir un droit d’ingérence culturel (archéologique, artistique) comme il y a désormais un droit d’ingérence humanitaire. Qui a pu décider que les monticules de fragments antiques étaient tout juste bons à servir de gravier ? N’aurait-on pas pu les proposer aux écoles, aux académies d’art, aux artistes pour être utilisés par les enfants, les étudiants, les créateurs de mille façons ? N’aurait-on pas pu composer des murales extraordinaires en les incrustant dans le béton ? N’aurait-on pas pu organiser des concours locaux et internationaux, voire des appels d’offres pour des projets d’utilisation artistique ? Pourquoi cette indifférence cavalière, ce cynisme effarant par rapport à ce qui, après tout, à chaque Beyrouthin et chaque Libanais, constitue une partie intégrante de son patrimoine d’hier et, surtout, peut contribuer à la formation de son patrimoine de demain ? Même s’il l’ignore et, probablement, s’en contrefout. Pourquoi ces opérations de terrassement se font-elles à la sauvette, comme si ceux qui les décident et les exécutent savaient pertinemment bien qu’elles sont lamentablement honteuses, scandaleuses et, à la limite, criminelles ? L’irrémédiable inculture, l’aveuglement, la bêtise obscurantiste et donc la vieillesse sénile des autorités concernées – par opposition à la culture, la perspicacité, l’intelligence, l’ingambe jeunesse de Guvder – excluent définitivement qu’elles puissent comprendre et assumer leurs responsabiltiés à cet égard, si elles ne sont pas les instigatrices, les complices ou les spectatrices consentantes de cet enterrement de première classe d’une partie de la mémoire historique de la ville, même s’il s’agit de fragments prétendument sans intérêt ou valeur. Refoulement Enterrement comparable à un refoulement : les vestiges, apparemment, sont des «souvenirs» gênants, on les repousse donc dans «l’inconscient» de la ville, ce remblai vorace qui a déjà englouti plus de la moitié du centre-ville, tout ce qui interfère avec les plans des nouveaux édiles. Guvder fabrique des dieux, eux les envoient au diable. Guvder : ce vibrionnant octogénaire ne se contente pas de sauver le passé de la ville, il écume les «Souk el-Ahad» de Beyrouth et de Tripoli pour y récupérer des objets en bois récents ou anciens refoulés comme des rebuts par leurs propriétaires gagnés par le goût du design dans ces autres «inconscients» urbains. Il ne se contente pas de les sauver, il les anoblit en les combinant en assemblages totémiques d’une grande invention et d’une grande rigueur formelles : pour avoir beaucoup vécu, les voici devenus jeunes. Et lui, déjà si jeune, plus jeune encore. Oui vraiment, il est interdit d’être vieux.
À la magnifique injonction de Nahman de Bratslav : «Il est interdit d’être vieux», fait écho la sentence de Picasso : «Il faut avoir beaucoup vécu pour devenir jeune». Ce même Nahman imaginait l’univers et dans l’univers le système solaire et dans le système solaire la terre et sur la terre un continent et sur le continent un pays et dans le pays une ville et dans la...