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Actualités - INTERVIEWS

« La protection de l’agriculteur ne nuit pas à l’ouverture du pays », assure l’ancien ministre Fakhoury

«J’avais vu venir la crise». Chawki Fakhoury, ministre de l’Agriculture trois ans durant sous l’ancien Cabinet Hariri, donne son analyse de la crise actuelle qui secoue le secteur agricole et le pays, et raconte ses batailles perdues contre des préjugés trop puissants pour être brisés d’un coup. La négligence incompréhensible de l’État vis-à-vis de ce secteur, M. Fakhoury l’explique par un problème de base : les «théories» selon lesquelles le Liban devrait être uniquement un pays de services. «Des idées dépassées», selon l’ancien ministre qui explique pourquoi l’agriculture et l’industrie doivent occuper une place prépondérante dans l’économie libanaise et pourquoi la protection de l’agriculteur ne nuit pas à l’ouverture du Liban vers l’étranger. «Durant mes trois ans au ministère, j’ai beaucoup lutté pour faire accepter le secteur agricole comme un secteur productif et primordial dans l’économie libanaise», raconte M. Fakhoury. «Mais le problème essentiel réside dans le fait que l’identité économique du Liban n’a pas encore été clairement définie. Quelle économie voulons-nous : productive ou de services ?». Selon M. Fakhoury, cette lacune est apparue dès les premiers jours de l’indépendance du Liban, sans qu’une réponse soit jamais trouvée. Des voix se sont alors élevées pour prêcher les bienfaits d’une école économique qui considère le Liban comme un pays de services essentiellement, du fait qu’il est une «plaque tournante entre l’Orient et l’Occident». «Cette mentalité est bien ancrée au Liban», poursuit M. Fakhoury. «Des générations ont été élevées suivant la seule idée de l’importance des services. Dans quels domaines les Libanais cherchent-ils le plus à se spécialiser ? Les professions libérales, soit tout ce qui leur permet de devenir des prestataires de services». Il précise que la campagne qu’il a menée durant ses trois ans au ministère allait dans le sens d’une économie mixte, qui donne ses chances aux différents secteurs dans des proportions respectables pour chacun. «Or ce n’est pas du tout le cas actuellement», dit-il. «Il suffit de jeter un coup d’œil sur les prêts bancaires accordés aujourd’hui : 80 % ou plus sont réservés au secteur des services, moins de 10 % au secteur industriel, l’agriculture ne représentant que 2 et demi à 3 % des prêts. De plus, ces chiffres ne font que baisser. D’où le déséquilibre». L’opposition à un changement quelconque était alors importante au sein du Conseil des ministres. «Les ministres étaient divisés en trois camps», raconte M. Fakhoury. «Un groupe s’opposait à toute idée de protection et de subvention de l’agriculteur, considérant qu’il fallait au contraire soutenir l’ouverture du pays vers l’extérieur, notamment dans un cadre de mondialisation. Un second groupe, dont j’étais, prônait le contraire. Un troisième est resté neutre». L’interdiction de l’importation de certains produits étrangers que l’ancien ministre avait enfin obtenue à l’époque (décision aujourd’hui annulée bien que revendiquée avec force par les agriculteurs) lui avait valu des critiques acerbes, notamment de la part des commerçants. «Nous importons chaque année pour huit milliards de dollars, dont deux milliards pour l’alimentaire seulement !», rappelle-t-il, indigné. Le tiers du prix en Syrie Cependant, le Liban pourrait-il s’autosuffire en produits agricoles ? «Peut-être pas à 100 %, mais en grande partie», souligne M. Fakhoury. «Il est impensable de continuer à importer ce qu’on produit en quantité. La protection est indispensable». En résumé, selon lui, les solutions existent pour tous les problèmes agricoles, à condition d’assurer des conditions essentielles : la première, c’est d’arriver à un accord national politique sur l’identité de l’économie libanaise. Il rappelle que les 35 à 40 % de la population qui vivent de la terre couvrent trois grandes circonscriptions au moins : le Nord, le Sud, la Békaa et même le Mont-Liban. Quelle solution pour eux si le secteur agricole tombe en ruines ? Le second grand point est de donner aux ministères de l’Agriculture et de l’Industrie une envergure bien plus importante. «Mon équipe avait préparé un plan en trois étapes de trois ans chacune, adopté en Conseil des ministres, et qui n’a jamais été mis en application faute d’argent», fait remarquer M. Fakhoury. La troisième grande décision à prendre, selon lui, concerne la protection de l’agriculteur. «On dit qu’elle coûte cher à l’État», dit-il. «Or c’est un secteur qui a au moins l’avantage d’être productif ! On ne veut pas investir dans l’agriculture et, preuve en est, le pays régresse. L’agriculture et l’industrie sont les piliers du développement qu’on évoque aujourd’hui à tout bout de champ». L’ancien député de la Békaa stigmatise tous ceux qui, naïvement, pensent que l’idée de la protection de la production locale entre en conflit avec la mondialisation. «Qu’est-ce qui importe au consommateur ? La qualité et le prix. Or les secteurs productifs en Occident sont parvenus à un niveau qu’il est difficile d’égaler. Mais ce n’était qu’après des décennies de soutien aux secteurs agricole et industriel. L’Europe et les États-Unis continuent d’appliquer des mesures de protection chez eux, tout en prônant la liberté d’échange». M. Fakhoury fait remarquer que le coût de production reste très élevé, ce qui rend le produit libanais moins compétitif, notamment comparé aux pays voisins. Mais l’État ne peut-il pas contribuer à réduire ce coût du moins dans les factures d’électricité et d’eau ? «Je l’ai proposé quatre fois en Conseil des ministres, essuyant chaque fois un refus», assure-t-il. «En Syrie par exemple, on accorde des prêts aux agriculteurs, on leur vend des engrais à bas prix… Il faut aider l’agriculteur à fournir une bonne qualité à bon marché. En Syrie, la production coûte le tiers du prix au Liban». Toutefois, il ne faut pas oublier la marchandise introduite frauduleusement sur le marché libanais par la frontière syrienne… L’État ne peut-il pas contrôler cela, d’après lui ? «Si, il peut le faire. En mon temps, nous connaissions les centres où ces marchandises se vendaient. À partir de là, les douanes peuvent faire leur travail». Que pense-t-il des déclarations de l’actuel ministre, Ali Abdallah, qui a avoué n’avoir pas les prérogatives nécessaires pour modifier des accords conclus avec d’autres États (rappelons que ces accords n’avaient pas été signés au temps de M. Fakhoury) ? «Les textes des accords peuvent être modifiés. Rien n’est immuable. Le ministre peut présenter une demande dans ce sens en Conseil des ministres. Il faut appliquer un calendrier agricole ferme». «Mais j’insiste sur le fait qu’une décision nationale en faveur de l’agriculture reste indispensable», conclut-il.
«J’avais vu venir la crise». Chawki Fakhoury, ministre de l’Agriculture trois ans durant sous l’ancien Cabinet Hariri, donne son analyse de la crise actuelle qui secoue le secteur agricole et le pays, et raconte ses batailles perdues contre des préjugés trop puissants pour être brisés d’un coup. La négligence incompréhensible de l’État vis-à-vis de ce secteur, M....