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Actualités - OPINION

Tribune Justice est faite !

Certains prétendront, à la lecture du jugement acquittant le chanteur Marcel Khalifé, que le magistrat en charge du dossier n’a fait que se rendre à l’évidence en constatant l’absence de délit pénal, et qu’il n’y a finalement rien d’exceptionnel dans son verdict que le bon sens dictait. Rien n’est moins vrai : le jugement rendu le 15 décembre 1999 est un jugement héroïque qui fera date dans notre jurisprudence. Il témoigne qu’il existe encore au Liban des juges compétents, capables de rendre des décisions courageuses, en toute sérénité, loin des pressions politiques ou religieuses. À la lecture de ce jugement, plusieurs remarques méritent d’être relevées : 1 – Le jugement a évité soigneusement toute référence précise aux instances religieuses qui ont alerté les autorités, se contentant de signaler que la Sûreté générale a, en date du 29 août 1996, saisi le parquet suite «au mécontentement qui a régné au sein de milieux islamiques dans la ville de Tripoli». 2 – En résumant la déposition de Marcel Khalifé, le jugement relève que le chanteur a déclaré ignorer, lorsqu’il a chanté le poème de Mahmoud Darwich, que ce poème comporte un verset coranique, et qu’il n’avait pas l’intention de mettre en musique un texte du Coran, pas plus qu’il n’a voulu, par son œuvre, porter atteinte à la religion musulmane. La référence à ces déclarations pouvait laisser présager que Khalifé serait acquitté pour absence d’intention délictuelle, sachant que l’élément intentionnel constitue l’un des éléments constitutifs du délit d’«atteinte au sentiment religieux» prévu par l’article 474 du code pénal libanais. Pour mémoire, au XIXe siècle, les frères Goncourt furent acquittés «parce qu’ils n’avaient pas eu l’intention d’outrager la morale publique et les bonnes mœurs», et Flaubert fut également acquitté, dans le procès de Madame Bovary, «parce qu’il n’apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles»… Le jugement rendu dans l’affaire Khalifé a eu le courage d’aller plus loin encore, considérant que les faits reprochés à Marcel Khalifé n’étaient même pas constitutifs d’un délit, sans passer à l’examen de l’élément intentionnel. 3 – Le jugement insiste, à juste titre, sur le fait qu’il n’appartient pas au tribunal de rechercher si les faits reprochés à l’inculpé constituent une atteinte aux traditions musulmanes, de la même manière que le procureur Pinard reconnut d’entrée, lors du procès des Fleurs du mal, que «le juge n’est point un critique littéraire (…), il n’est point le juge des écoles». L’énonciation de ce principe est, en soi, une belle leçon à tous ceux qui feignent d’oublier que la laïcité est, au sein de notre système judiciaire, une règle qui n’admet que deux exceptions : le statut personnel et les successions - qui obéissent, en partie, au droit communautaire. Il faut rendre à César ce qui est à César... 4 – Le jugement va encore plus loin lorsqu’il constate que «les sociétés humaines ont toujours connu, depuis l’apparition des religions et jusqu’à nos jours, des modes de comportement qui ont touché différents aspects de la vie et qui n’ont pas toujours observé tous les préceptes religieux, sans que cela ne constitue nécessairement une atteinte au caractère sacré des textes religieux dont ces préceptes sont issus»… Non content d’observer que l’appréciaton de la conformité d’un texte à des préceptes religieux n’entre pas dans la compétence du tribunal, le jugement observe aussi que le non-respect d’un précepte religieux n’est pas, en soi, une atteinte au texte religieux dont il est issu. Quoique proclamée avec force, cette constatation peut être discutée. Se placer sur le seul terrain juridique, sans s’aventurer sur le terrain religieux, sociologique ou philosophique, eut été préférable. L’erreur de Galilée n’a-t-elle pas été, précisément, de vouloir battre l’inquisition sur le terrain religieux où elle cherchait à l’attirer, au lieu de l’affronter sur le terrain scientifique où elle n’avait aucune chance? 5 – Le jugement rappelle enfin un principe juridique et constitutionnel indiscutable: un acte n’est punissable que s’il est contraire à un texte de loi (nulla poena sine lege). Or, l’article 474 du code pénal qui punit «l’atteinte au sentiment religieux» ne s’applique pas aux faits reprochés à Marcel Khalifé, puisque son interprétation de la chanson comportant un verset coranique apparaît respectueuse, pleine de ferveur, et, partant, ne constitue ni un «outrage à l’islam» ni «une excitation au mépris de la religion musulmane». Les choses sont claires : le juge pénal n’est pas le tribunal de l’inquisition ; il n’est pas chargé d’appliquer les textes religieux ni de condamner ceux qui dérogeraient à des préceptes religieux sans enfreindre la loi. On le voit : le jugement rendu dans l’affaire Khalifé n’est pas un jugement ordinaire. Il faut rendre hommage au juge Ghada Abou Karroum pour son courage et sa clairvoyance, en espérant que ce jugement incitera dorénavant les autorités à un respect plus scrupuleux des libertés, bafouées depuis des années avec une légèreté révoltante. Aussi, ce jugement nous aura-t-il permis de vérifier qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise justice : il n’y a que de bons ou de mauvais magistrats.
Certains prétendront, à la lecture du jugement acquittant le chanteur Marcel Khalifé, que le magistrat en charge du dossier n’a fait que se rendre à l’évidence en constatant l’absence de délit pénal, et qu’il n’y a finalement rien d’exceptionnel dans son verdict que le bon sens dictait. Rien n’est moins vrai : le jugement rendu le 15 décembre 1999 est un jugement héroïque...