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Actualités - OPINION

Regard - Juarez Machado, Isabelle Rozot La bonne distance

Le beau monde, la vie en représentation, la sophistication plus (chez elle) ou moins (chez lui) extravagante : c’est l’univers commun de Juarez Machado et d’Isabelle Rozot. Un univers où tous deux aiment à se mettre en scène en s’identifiant à leurs personnages. Rozot, par son style vestimentaire des années Charleston, ses bibis incongrus, semble sortie d’une de ses grandes toiles, et Machado ne se lasse pas de se faufiler parmi ses femmes toujours disponibles pour une coupe de champagne ou une virée à vélo. Les héros et les héroïnes de Rozot, qui pratique une peinture humoristique, à la fois satirique et attendrie, semblent tous atteints de vague à l’âme, avec leur tête minuscule juchée sur un cou allongé surmontant un corps longiforme mais volumineux, leurs yeux globuleux scrutant le vide, leur nez conquérant en lame de couteau humant toujours le vent, comme s’ils venaient d’avoir une inspiration ou une vision soudaine ou comme si, au contraire, ils cherchaient désespérément dans l’espace une idée, une impulsion, une incitation nouvelles. En jouant aux échecs ou à la roulette, en lisant, en s’habillant, en emménageant dans un nouvel appartement, ils poursuivent un rêve éveillé, une rumination déliquescente infinie, alors qu’apparemment ils possèdent tout ce dont ils peuvent rêver pour être heureux, et d’abord le loisir de ne rien faire : dégénérescence d’une aristocratie ou d’une bourgeoisie de la énième génération à bout de ressources intérieures. Cet assèchement de créativité, Rozot le traduit, dans des décors très présents, en rouge, noir et blanc à perspective accentuée, comme ceux d’anciens théâtres (chez elle, la vie est un théâtre, une exhibition permanente de soi, même si elle est aussi un songe où l’on se perd), par la répétitivité et les symétries de figures géométriques, damiers et rayures qui envahissent le sol, les murs, les colonnes, les persiennes, les meubles mais aussi les complets des hommes, les robes et les bibis des femmes. On dirait qu’ils matérialisent autour d’eux et sur leurs habits les barreaux de leur prison mentale, de l’ennui de journées indéfiniment recommencées, toujours identiques à elles-mêmes. Mais la peinture de Rozot, elle, est loin d’être ennuyeuse. Bien au contraire, elle fourmille d’inventions et de trouvailles réjouissantes grâce à la bonne distance qu’elle prend avec cette faune de songeurs décadents pour éviter de tomber dans le piège de la caricature. (Galerie Fadi Mogabgab, Sin el-Fil). Impossible désir Les héroïnes de Juarez Machado sont loin de s’ennuyer : elles ont à peine le temps de parcourir les plaisirs de l’existence, telle cette jeune femme qui court, qui vole à son rendez-vous sous la pluie. Comme dans ce pastel enlevé, la femme est toujours au centre du monde pictural de Machado, exerçant sur lui et portant sur nous une irrésistible fascination. Il ne se lasse pas de dessiner et de peindre son corps épanoui, éclatant de jeunesse et de santé, de souplesse et de fermeté, sa chair pulpeuse, nacrée, veloutée ou satinée, moirée de nuances de pêche, de pomme, de cerise et d’abricot, d’éclats qui semblent moins émaner de la lumière qui l’enveloppe, la caresse comme un regard et exalte sa succulence de fruit tentateur que de l’intérieur, comme si le sang affleurant à l’épiderme lui conférait la vivacité, la chaleur, la douceur d’une matière ultra-précieuse. Cette chair, le trait ample, vigoureux, nerveux de Machado l’enserre entre ses lignes sinueuses et gourmandes, courbes et anguleuses à la fois dans des dessins et croquis au pastel, médium si apte à rendre les teintes fondues. Il la magnifie encore plus quand, ne se contentant pas de la cerner et de la souligner fortement, il se dilate en chevelure charbonneuse, en robe noire ou en costume d’homme dont la matité fait valoir, tel un écrin, son inestimable splendeur féminine. La sensualité du dessin de Machado s’accentue encore de mettre les corps en effort et en mouvement, penchés sur les guidons de leurs vélos, les hommes en habits de soirée (c’est toujours lui, le peintre, sous ses divers avatars, avec son faciès taillé au rasoir), les femmes en talons-aiguilles et mini-robes échancrées jusqu’au bas du dos, magnétique clairière de peau opalescente traversée de subtiles irisations. Ces postures, saisies selon des cadrages insolites, très rapprochés, souvent dans des formats oblongs, permettent à l’artiste de déployer toute sa virtuosité de dessinateur et sa maîtrise de metteur en page dans ces croquis prestement enlevés qui gardent encore quelque chose de la vitesse grisante qui emporte les corps mais aussi les pensées. Car le véritable sujet de Machado, c’est le désir de l’autre et le mystère de son impossibilité, ce désir qui voile les amandes des yeux apparemment vides mais qui dardent, pourtant, un regard d’une intensité concentrée, presque suppliante, comme si la proximité des corps n’était que l’autre face de l’inaccessibilité des êtres et que même la luminescence de la peau était à jamais hors d’atteinte, de saisie et de possession, tel un mirage. Comme si l’avouable-inavouable objet du désir impossible, toujours défait et toujours renaissant, reculait tel l’horizon à mesure que les cyclistes roulent à sa rencontre. Eux aussi semblent vivre dans un songe, un monde à la fois onirique et réel, où être et paraître se confondent. Machado, à son tour, maintient la bonne distance, juste le regard qu’il faut pour ne pas succomber à cette confusion. Lui, son désir, il le réalise dans son œuvre. (Galerie Alice Mogabgab, Achrafieh).
Le beau monde, la vie en représentation, la sophistication plus (chez elle) ou moins (chez lui) extravagante : c’est l’univers commun de Juarez Machado et d’Isabelle Rozot. Un univers où tous deux aiment à se mettre en scène en s’identifiant à leurs personnages. Rozot, par son style vestimentaire des années Charleston, ses bibis incongrus, semble sortie d’une de ses grandes...