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Actualités - REPORTAGES

Enquête - Petite république islamique à Ain El-Héloué Sur les traces d'Abou Mahjane, dont le nom inspire la terreur(photos)

À l’est de la rue principale qui traverse le camp d’Aïn el-Héloué, il existe un minuscule territoire où la loi a un nom, Abou Mahjane, et une forme, celle d’un homme à la barbe hirsute, vêtu d’une jilabiyya blanche. C’est la petite république islamique imposée aux habitants du camp par un mystérieux groupuscule, Esbat el-Ansar el-Islamiya. Dans cet îlot, à moins de deux kilomètres de Saïda, il est interdit de boire de l’alcool, de se raser de près, de ne pas respecter le jeûne du Ramadan et il est préférable de ne pas circuler pendant les heures de prière. Esbat el-Ansar n’exerce un contrôle absolu que sur un seul quartier d’Aïn el-Héloué. Mais le groupe jouit d’une influence variable dans les autres secteurs du camp et possède aussi des alliés dans certains milieux islamistes sunnites libanais. Son chef, Abdel Karim el-Saadi, dit Abou Mahjane le prince des croyants, est insaisissable comme le mercure. Son nom inspire la terreur et ses actes sont d’une brutalité sans précédent. Selon des informations recoupées auprès de sources libanaises et palestiniennes, celui qui est présenté comme l’ennemi public numéro un aurait quitté le camp depuis plusieurs mois. On le dit en Côte d’Ivoire, d’autres affirment l’avoir aperçu en Afghanistan. Mais rien n’est moins sûr. Ne disait-on pas que Carlos était mort jusqu’au jour où il fut arrêté par les services secrets français au Soudan ? C’est en 1996, après l’aboutissement de l’enquête sur l’assassinat à Beyrouth du chef des Ahbaches, Nizar el-Halabi, qu’on découvre l’existence de Esbat el-Ansar. Ce groupe est certainement le plus intégriste des courants islamiques présents sur la scène libanaise. Salafi (qui prône le retour à la pureté des ancêtres), d’inspiration wahabite, Esbat el-Ansar a subi, depuis sa fondation en 1985, une lente mutation qui en a fait ce qu’il est devenu aujourd’hui : un groupuscule évoluant en marge de la société, adepte de la lutte armée et sans aucun doute infiltré et manipulé par une multitude de services de renseignements. Fondé en 1985 par un cheikh palestinien, Hicham Chéridi, le groupe portait à l’origine le nom d’ Ansar Allah (les partisans de Dieu). Ses membres ont fait le coup de feu lors des événements de l’est de Saïda, en 1985. À la fin des années 80, cheikh Chéridi s’allie à un officier dissident du Fateh de Yasser Arafat, Jamal Sleimane, d’obédience islamiste. Ensemble, ils étendent leur influence au sein de la population des camps et installent une base militaire à Jabal el-Halib, à l’est de Saïda. Ils y resteront jusqu’à ce qu’ils soient délogés par l’armée libanaise en 1991. Chéridi était un salafi très influencé par l’expérience des moujahidines afghans et par le chef spirituel de la Jamaa islamiya égyptienne, cheikh Omar Abdel Rahmane, aujourd’hui incarcéré aux États-Unis. Mais il n’était pas wahabite. Il a, au contraire, tissé de bonnes relations avec certains milieux politiques et religieux iraniens, qui lui ont offert une assistance financière, lui permettant ainsi de mobiliser pendant des années plusieurs dizaines de combattants aguerris. Le 15 décembre 1991, Chéridi est assassiné dans une ruelle d’Aïn el-Héloué. On ne sait pas par quel mécanisme il fut remplacé quelques semaines plus tard par un homme de 28 ans, quasiment inconnu à l’époque, et qui a pris le nom d’Abou Mahjane. On ne sait non plus à quel moment Ansar Allah et devenu Esbat el-Ansar el-Islamiya. Abdel Karim el-Saadi a vite fait d’imposer son empreinte au mouvement. Il rompt d’abord tous les liens avec les Iraniens et donne une coloration beaucoup plus wahabite au groupe qui adopte au nombre de ses références théologiques, le mufti d’Arabie séoudite, Oussama Ben Baz, décédé il y a quelques semaines. Un salafi pur et dur Autre référence du groupe, cheikh Nassereddine el-Albani. C’est actuellement le principal légataire de la pensée de l’égyptien Moustapha Chucri, fondateur dans les années soixante-dix du plus extrémiste courant islamique sunnite : el-Takfir wal-Hijra. Moustapha Chucri, lui-même disciple de Sayyed Qotob, chef des frères musulmans égyptiens pendu par Gamal Abdel Nasser, s’était inspiré du livre de son maître Jalons sur la voie, pour créer le concept de la Jamaat el-Muslimin. Selon lui, la société et l’État sont apostats, impies (takfir) et doivent être combattus par un groupe de «musulmans purs» (Jamaat el-Muslimin), lesquels doivent s’extraire du tissu social (d’où vient le concept de Hijra) pour pouvoir imposer, de l’extérieur, le véritable islam. On comprend, dès lors, pourquoi on le qualifie de plus extrémiste mouvement islamique. Sayyed Qotob, aussi extrémiste soit-il, n’allait pas jusqu'à qualifier d’impies et d’apostats tous les individus de la société. Il pensait cependant que l’islam devait être imposé par le haut de la pyramide (en saisissant le pouvoir), alors que le fondateur des frères musulmans, Hassan el-Banna, défendait l’idée d’une islamisation par le bas, à travers une dynamique campagne politique et pédagogique. La principale caractéristique des mouvements salafis est leur aversion pour le système démocratique et leur refus absolu d’y participer. Ils estiment que la démocratie est une invention occidentale en contradiction avec le concept islamique de la choura (Consultation). Esbat el-Ansar ne déroge pas à cette règle. Le recrutement de ses membres ne se fait pas sur base de convictions politiques bien assises mais sur une obéissance aveugle au prince des croyants. Il est difficile de savoir de quelle manière ce groupe semi-clandestin fonctionne et quels sont les critères qui régissent la mobilité à l’intérieur de ses différentes instances. Une chose est sûre : les origines familiales et claniques jouent un rôle primordial. Comme Hicham Chéridi, Abou Mahjane est originaire du village de Safsaf, près de Safad dans les territoires palestiniens de 1948. Sa famille a subi cinq ou six exodes en cinquante ans. Elle a d’abord été contrainte de quitter Safsaf en 1948 pour la Cisjordanie. Nouvel exode en 1967 vers la Jordanie. Trois ans plus tard, Abdel Karim el-Saadi, qui n’a que 8 ans, prend une fois de plus le chemin de l’exode pour le Liban, après les événements de septembre noir. Ses parents s’installent d’abord dans un camp au Liban-Nord avant de se fixer définitivement à Aïn el-Héloué. Aujourd’hui, le secteur contrôlé par Esbat el-Ansar porte le nom de quartier Safsaf. Un lieu de culte baptisé mosquée du martyr Hicham Chéridi sert de quartier général au groupe qui peut mobiliser, selon des sources concordantes, une cinquantaine d’hommes très bien armés, entraînés et extrêmement fanatisés. La filière Ben Laden Mais c’est surtout le réseau d’alliances tissées au sein de la mouvance islamiste sunnite libanaise qui fait de Esbat el-Ansar un groupe redoutable. Plusieurs associations d’obédience wahabite entretiennent d’excellentes relations avec les Ansar. Il en existe à Beyrouth au moins une : l’Association de la foi islamique basée à Berbir. Cheikh Katerji, qui habite la rue Hamad (Kaskas), est également très lié aux wahabites. À Tripoli, deux associations relativement puissantes servent de vivier pour le recrutement de partisans. On pensait que l’exécution des assassins de cheikh Halabi et le démantèlement de plusieurs réseaux liés aux Ansar seraient susceptibles de calmer les ardeurs du groupe. Toutefois, il y a quelques semaines, un colonel membre du Fateh Amine Kayed (chef de la force 17), qu’Abou Mahjane accusait d’être derrière l’assassinat de Hicham Chéridi, était tué. Il aurait été abattu par le frère de Chéridi, un des principaux lieutenants d’Abou Mahjane. Il y a deux mois, un autre officier de liaison des services de renseignement du Fateh, le colonel Jamal Dayekh (plus connu sous le nom de Jamal Abou Dib), échappait à un attentat à la bombe contre sa voiture. Tous les regards se sont dirigés vers Esbat el-Ansar. Mais aucune preuve n’est venue étayer ces soupçons. Selon des informations qui ne peuvent évidemment pas être vérifiées, Abou Mahjane aurait quitté le Liban, il y a quelques mois, après avoir confié la direction du groupe à son frère, Mohammed el-Saadi, surnommé Abou Obeida. Il serait allé par voie de mer en Égypte. Là-bas, les groupes islamistes lui auraient fourni l’assistance pour se rendre en Côte d’Ivoire où des proches, originaires comme lui du village de Safsaf, l’auraient aidé à changer de nom et de visage. Des rumeurs font aussi état de son départ pour l’Afghanistan, où il aurait rejoint l’islamiste séoudien Ben Laden, avec qui il partage de profondes convictions salafies. D’autres informations assurent toutefois qu’Abou Mahjane se trouve toujours à Aïn el-Héloué, où il fait la loi dans sa petite république. On dit qu’il aurait participé, sous un déguisement, aux funérailles de son père décédé il y a environ un mois et qui a été enterré dans un cimetière à l’extérieur du camp. Si cette histoire est vraie, cela signifie qu’Abou Mahjane est passé par le barrage installé par l’armée à l’entrée d’Aîn el-Héloué. Où qu’il soit, le prince des croyants court toujours. Et seul Allah sait jusqu’à quand…
À l’est de la rue principale qui traverse le camp d’Aïn el-Héloué, il existe un minuscule territoire où la loi a un nom, Abou Mahjane, et une forme, celle d’un homme à la barbe hirsute, vêtu d’une jilabiyya blanche. C’est la petite république islamique imposée aux habitants du camp par un mystérieux groupuscule, Esbat el-Ansar el-Islamiya. Dans cet îlot, à moins...