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Actualités - OPINION

Tribune - La Charte européenne des langues régionales et minoritaires Vers la fin des Etats-nations et des cultures nationales ?

Assistons-nous, à l’heure actuelle, en Europe, au déclin des États-nations, prélude à leur prochaine disparition ? Sous l’action conjuguée des mouvements régionalistes et autonomistes, d’une part, d’autant plus revendicatifs qu’ils ont déjà réussi à enregistrer des succès naguère encore inespérés et, d’autre part, de la poussée mondialiste qui semble entraîner irrésistiblement l’Europe vers de nouveaux destins, les États-nations du Vieux Continent voient leurs structures constitutionnelles se lézarder et, ici ou là, se craqueler, préparant la voie à un conglomérat de régions, de communautés et d’ethnies fédérées dans l’ensemble supranational qui se construit à grands pas, nonobstant les résistances que les nations, luttant à armes inégales, tentent de lui opposer. Dans cet implacable processus de désagrégation de l’État national, lequel avait connu son apogée entre 1789 et 1919 – les traités consécutifs à la Première Guerre mondiale étant, tout au moins en partie, inspirés par le principe des Nationalités –, la Charte européenne des langues régionales et minoritaires peut bien représenter le point de bascule irréversible, l’acte de décès d’une forme d’organisation juridique et politique tenue désormais pour périmée. Ce texte, dont l’application est en principe prévue pour 1999, ne manquera pas, en effet, de remettre en question non seulement les structures administratives des États mais également leur statut constitutionnel, qui devra s’adapter à la configuration des cartes des parlers régionaux et locaux, présents dans presque tous les États d’Europe. Ainsi, la Constitution française de 1958, par exemple, devra-t-elle subir des révisions radicales, touchant à la fois ses fondements doctrinaux et l’organisation de l’État . Devant ce qui serait l’abandon non seulement du statut national et juridique de la langue française, mais celui aussi d’une conception de l’unité de l’État et de la Nation commencée dès le Moyen Âge et que la Révolution et les régimes qui l’ont suivie ont pleinement assumée, des protestations indignées s’élèvent, à droite comme à gauche. Mais il y a plus grave encore : ce texte porte en lui les germes d’un recul à la fois culturel et humain dont l’ampleur et les conséquences ne tarderont pas à se manifester. Ce n’est pas que l’État-nation soit, dans l’absolu, le modèle idéal d’organisation politique des sociétés humaines. On peut lui préférer les grandes constructions impériales, ce qu’a été l’Empire romain, pendant cinq siècles, pour le monde méditerranéen et l’Occident européen. Tous les latinistes connaissent les vers fameux par lesquels le gallo-romain Rutilius Namatianus rend hommage à Rome pour son œuvre d’unification du monde : «Des diverses nations, tu as fait une seule patrie … Tu as fait une ville de ce qui était jusqu’alors le monde». Et, presque déjà à l’aube des Temps modernes, Dante rédigeait son De Monarchia, le plus ardent plaidoyer en faveur de l’empire universel. Mais, si on peut déplorer le cours pris par l’Histoire, on ne refait pas l’Histoire. Ni l’Empire carolingien ni le Saint Empire romain germanique, qui furent l’un et l’autre des essais de restauration de l’Imperium romanum, ne purent s’imposer durablement, ni parvenir à rassembler sur leur territoire et à l’intérieur de leurs structures politiques tous les peuples d’Europe, où les nations commencent à se former très tôt, parfois dès l’époque carolingienne, sinon dès les Temps barbares. L’État-nation apparaît ainsi comme l’aboutissement d’une très longue évolution et comme la consécration constitutionnelle et politique de cette évolution. Que celle-ci ait entraîné des mutilations, un appauvrissement de la palette ethno-culturelle et linguistique de l’Europe, tout le monde aujourd’hui, passées les outrances du jacobinisme, en convient. Mais il faut se garder des illusions rétrospectives et des nostalgies romantiques : parmi les parlers régionaux et locaux que l’on cherche aujourd’hui à protéger, et pour beaucoup d’entre eux à exhumer, bien peu sont ceux qui sont, ou qui ont été à un moment ou à un autre de l’histoire, des langues de culture ; on n’en pourrait guère citer plus d’une demi-douzaine : en premier lieu, sans doute, l’occitan, qui fut au XIIe siècle une véritable langue de civilisation, au rayonnement aussi large qu’éclatant ; ensuite, le catalan, le galicien, le gaélique et le gallois. Aucune de ces langues ne saurait rivaliser avec le patrimoine littéraire légué par les grandes langues nationales d’Europe. Un repli sur des parlers dont l’histoire a empêché l’essor, ou l’a trop tôt arrêté (cas de l’occitan et du gaélique), ne pourrait être que culturellement préjudiciable, au seul bénéfice du sabir anglo-américain dont on veut faire la lingua franca de la culture mondialiste. Mais le mal ne s’arrêterait sans doute pas là : l’éclatement des nations et la résurgence des solidarités ethniques et communautaires seraient pour l’Europe et pour son message civilisateur une catastrophe humaine irréparable, un retour à la nuit des temps, le choix du jeune Horace, incarnation de la brute ( «Albe vous a nommé, je ne vous connais plus»). Ce serait la revanche de la solidarité du sang sur l’œuvre constructrice de la raison et de la liberté, seule capable d’instaurer, dans l’ordre de la Cité, un authentique humanisme, la seule chance pour une société politique de s’ouvrir aux valeurs de l’universalité. Cette charte, dont on entend faire le code culturel de l’Europe de demain, est génératrice d’intolérance et d’ostracisme ; elle porte en elle les noyaux empoisonnés des exclusives et du totalitarisme. Elle ne manquera pas de fournir des arguments et une couverture de légitimité à tous les extrémismes. L’Europe, au tournant du millénaire, renoncerait-elle à son legs le plus précieux, à son plus haut message ?
Assistons-nous, à l’heure actuelle, en Europe, au déclin des États-nations, prélude à leur prochaine disparition ? Sous l’action conjuguée des mouvements régionalistes et autonomistes, d’une part, d’autant plus revendicatifs qu’ils ont déjà réussi à enregistrer des succès naguère encore inespérés et, d’autre part, de la poussée mondialiste qui semble entraîner...