Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

A Batroun, la bataille oppose les adeptes de la tradition et ceux du changement(photo)

Batroun a du mal à se tirer de son sommeil en ce dimanche 31 mai: des volets fermés, des rues désertes, des boutiques closes. Batroun dort, bercée par le bruit des vagues qui s’écrasent sur ses plages. Fidèles à leur rendez-vous hebdomadaire avec le Seigneur, les vieux prennent lentement le chemin des églises. A croire que la ville est indifférente à un événement qui a pourtant fait perdre le sommeil à beaucoup de candidats aux élections municipales. Mais cette impression est trompeuse: l’animation, le mouvement sont concentrés devant les deux centres de vote où toute la ville semble s’être donné rendez-vous. Depuis tôt le matin, dans tous les localités du caza, le spectacle est le même, surtout dans les villages où les listes de candidats sont élus d’office. Mais au fur et à mesure que les heures passent, la tension monte. En particulier dans les hameaux où deux listes rivales s’affrontent. En fin d’après-midi: c’est l’explosion. La bienveillance de la matinée cède la place à une vive animosité qui se traduit dans la ville de Batroun par une bagarre entre des partisans du député Sayed Akl et ceux du général Michel Aoun. Bilan: deux blessés et trois personnes arrêtées. Batroun fait partie de ces cazas où deux courants s’affrontent. Le premier puise sa force dans son militantisme pour le changement et le second dans le respect des traditions. Le premier est représenté par le Courant national libre et le courant des «Forces libanaises». Le deuxième par les grandes familles. Sur ces deux tendances, se greffent les conflits politiques, les conflits d’intérêts et les vieilles rivalités familiales qui font que deux cousins deviennent de redoutables adversaires. Le temps d’un scrutin. Le cas ne se pose toutefois pas dans toutes les localités, mais dans les plus importantes, comme Batroun, Tannourine, Douma.... Batroun est pratiquement la seule ville du caza où trois listes électorales s’affrontent: la première, complète, est présidée par Jessy Akl, fille du député Sayed Akl et bénéficie du soutien, dit-on, du député Boutros Harb. Les deux autres sont incomplètes: l’une est appuyée par M. Georges Daou, fils de l’ancien député Youssef Daou, et l’autre par le courant aouniste. Les Akl et les Daou sont connus pour leur vieille rivalité. Un consensus entre eux était donc impossible, selon les habitants de la ville. Les partisans du général Aoun, qui se présentent comme étant indépendants parce qu’ils ne relèvent pas, précisent-ils, des forces traditionnelles de la ville, veulent pour leur part briser la sacro-sainte «féodalité politique et familiale» et insuffler un vent de changement à Batroun. Le «non» des aounistes Une fois bien réveillés, les habitants de cette ville sont presque tous dans la rue. Jeunes et moins jeunes. Les partisans du général Aoun semblent envahir la rue. Ils sont partout, vêtus tous de jeans et de T-shirts blancs portant le nom de la liste: «La jeunesse indépendante de Batroun». Devant les bureaux de vote — qui ont enregistré une forte affluence — ils sont plus nombreux que les électeurs. Dans leur QG, le va-et-vient est incessant. Le téléphone sonne sans interruption. Ils sont tous fébriles. Pour eux, c’est un grand jour: l’heure est venue de s’affirmer sur le terrain par les moyens mis à leur disposition par la Constitution. Le calme de M. Jibrane Bassil, un des candidats aux 15 sièges municipaux de Batroun, détonne avec la fébrilité ambiante. «Nous avons fait exprès de ne pas former une liste complète. Le panachage est inévitable et en formant une liste de 12 noms, nous donnons aux électeurs la possibilité de la compléter avec trois autres», déclare ce jeune homme à l’air déterminé, en précisant que de tout temps, Batroun était divisé entre les Akl et les Daou. «C’est la première fois qu’une troisième liste est formée. Il est grand temps que quelqu’un dise «non» à la classification des gens en catégories. La municipalité de Batroun était toujours exploitée au profit des intérêts de l’un ou l’autre des deux leaders qui s’en servaient pour rendre service à leurs proches. Nous sommes en train de dire «non» aujourd’hui. L’action municipale a une dimension communautaire et ne doit pas être l’apanage d’une seule personne». Selon lui, le courant aouniste est bien implanté à Batroun. Il raconte qu’ils ont été très sollicités par les Akl et les Daou lorsque chacun d’eux s’était mis à préparer sa liste de candidats. «Ils ont commencé par nous proposer trois sièges et sont arrivés jusqu’à 7», déclare-t-il. Son portable sonne. Il donne ses instructions par monosyllabes. M. Bassil est loin de croire que toute sa liste pourra passer. Il espère qu’au moins trois de ses colistiers seront membres du nouveau conseil municipal de Batroun. «Et même si personne n’est élu....». Il marque une pause et montre d’un geste de la main les affiches accrochées un peu partout dans le bureau: «Quels que soient les résultats.....ce sera notre victoire», lit-on. Le climat est cordial, amical dans la ville. Nul ne peut sentir la tension latente... sauf lorsque les candidats se mettent à parler: leurs propos sont chargés de rancœur. M. Bassil dénonce les «pressions exercées sur les habitants de Batroun pour canaliser leurs voix». «Regardez ce jeune homme, il ne porte pas nos T-shirts et n’ose pas sortir du bureau. Il est harcelé depuis quelques jours par un notable de la ville qui matraque aussi son père». Selon lui, les pressions ne s’arrêtent pas là. M. Bassil accuse des leaderships du Liban-Nord d’avoir même menacé de limoger des électeurs au cas où ils voteraient pour les aounistes. Il s’insurge aussi contre les propos de M. Sayed Akl qui avait dit à la presse il y a quelques jours détenir les 2/3 tiers des voix de Batroun (la ville compte près de 4000 électeurs inscrits dont 3000 effectifs). Daou: «La mentalité ottomane» La même indignation est exprimée par M. Georges Daou qui suit de sa maison surplombant une mer d’azur l’évolution de l’opération électorale. Il précise qu’il y a eu une tentative de former une liste consensuelle mais qui a «vite» échouée à cause de «cette mentalité qui veut que les deux tiers de la ville lui appartienne», déplore-t-il. Lui aussi parle de la nécessité d’un changement de «la mentalité ottomane» à Batroun. Il reproche vivement à M. Akl d’avoir «imposé» ses candidats, même s’il affirme personnellement avoir dépassé la rivalité traditionnelle entre sa famille et celle des Akl. «Depuis le début du mois, j’ai incité les jeunes gens honnêtes, compétents et désireux de s’occuper de «la Chose publique» à se grouper dans le cadre d’une liste électorale que j’appuyerai», dit-il. Il table sur ces trois critères qu’il juge indispensable pour le choix d’un membre du conseil municipal et dénigre les orientations de son rival à qui il reproche vivement d’être déterminé à mener une bataille politique à Batroun. La liste que M. Daou appuie ne compte que 14 membres. «Exprès, pour laisser à nos compatriotes mahométans le soin de choisir leur propre candidat». Mais des notables de Batroun croient que M. Daou et les aounistes auraient dû former une seule liste, ce qui leur aurait donné toutes les chances de remporter haut la main les élections. Les proches de M. Akl n’ont, eux, aucun doute, sur les résultats des élections. Ils sont «certains» que la liste complète sera élue. Pour parler avec Mlle Jessy Akl, il faut se rendre sur les lieux de vote, où elle est entourée d’un groupe d’amis. Elle refuse de conférer un caractère politique à la bataille électorale. Son objectif à elle, c’est de «favoriser le développement de cette ville que les Phéniciens appelaient «Botris la belle» et de la sauver de l’état d’abandon dans laquelle elle se trouve». Mlle Akl refuse aussi qu’on colle à sa liste l’étiquette traditionnelle. «On ne peut pas renier les familles mais il n’en demeure pas moins que notre liste représente les jeunes aussi», dit-elle, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil. Elle reconnaît qu’elle s’est présentée aux élections «parce qu’on me l’a demandé. Je ne le voulais pas au départ». Maintenant qu’elle y est, elle a d’ambitieux projets pour sa ville, d’autant qu’elle est pressentie pour présider le conseil municipal au cas où sa liste serait élue. La pilule «Niagara» Son colistier, M. Kasra Bassil, ancien président de la municipalité de Batroun, est tout aussi sûr d’être réélu au même poste. «Parlez-lui de cette pilule que vous êtes en train de distribuer aux électeurs», intervient un électeur. M. Bassil fait semblant de n’avoir pas entendu et l’autre insiste. «Quoi donc, la Niagara»?, (entendre Viagra) répond excédé M. Bassil. Son interlocuteur a l’air amusé. «Il la distribue aux électeurs pour les stimuler et les pousser à voter», plaisante-t-il. Un peu plus loin, M. Jean Feghali, candidat sur la liste aouniste, dénonce les tracts dénigrant M. Akl et qui avaient été distribués la veille au nom des «Jeunes indépendants de Batroun». «Ils n’avaient même pas écrits correctement le nom de notre liste», s’indigne-t-il. Un septuagénaire, Simon, écoute la conversation, installé à quelques mètres sur une pierre, dans un coin ombragé. C’est lui qui hèle les journalistes pour se féliciter de la présence de trois listes. «J’ai l’impression qu’on va en finir avec la vieille télécommande. Place aux jeunes. Qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes», tonne-t-il. Il enchaîne sans transition: «Moi, j’aime Hariri parce qu’il aime Chirac». A Batroun, tout le monde est unanime pour admettre que la présence de trois listes en lice est un signe de santé. Si les plus âgés font preuve de pondération, les jeunes sont plus catégoriques. Dans leurs propos, on décèle un brin de frustration, comme si ce «féodalisme» qu’ils dénigrent constitue un obstacle, les empêchant de s’affirmer et d’assouvir leur soif de changement et de réaliser les rêves qu’ils nourrissent pour eux-mêmes et pour le village. «J’espère que le courant aouniste gagnera parce que nous avons par-dessus la tête de ce qui est traditionnel. Un consensus aurait été magnifique mais ce sont «eux» qui l’ont refusé parce qu’ «ils» ne veulent partager rien avec personne», fulmine le jeune Nadim, installé avec une bande d’amis dans un café de Batroun. Ziad est de son avis. «Mon père est avec Sayed Akl et moi je suis contre lui. J’ai l’esprit indépendant et je ne suis pas censé suivre mon père. Mes convictions, j’y tiens», ajoute-t-il. Tout le monde est aussi d’accord pour dire que les élections se déroulent dans un esprit «démocratique et sportif». Personne n’est en mesure d’avancer un pronostic quelconque sur les résultats. Les gens évitent d’ailleurs de parler de cette étape fatidique. On dirait qu’ils ont peur du verdict des urnes et c’est peut-être parce qu’ils ont les nerfs à fleur de peau que certains supportent mal la présence de leurs rivaux. En fin d’après-midi, les jeunes aounistes étaient groupés devant le sérail où le ministre de l’Intérieur, M. Michel Murr, était attendu, scandant des slogans favorables au général Aoun. L’un d’eux, Tony Nader, est pris à partie par le conducteur d’une voiture, qui selon des témoins oculaires, avait l’air ivre. Croyant qu’une querelle a éclaté, le compagnon de l’homme ivre descend à son tour de la voiture, se rue sur Tony Nader, et lui assène son poing à la figure. Le jeune homme est blessé à l’œil. C’est la bagarre: l’armée intervient directement, disperse les belligérants et arrête Joseph Khabbaz, Tony Maroun et Nabil Obeid, qui seraient, selon des sources aounistes, proches de M. Akl. Nader est hospitalisé et un de ses camarades, Pierre Hayek est légèrement blessé. Les habitants de Batroun s’empressent de minimiser l’importance de l’incident qu’ils désignent comme étant «isolé». Ils insistent sur le fait qu’il n’aura aucune séquelle. Harb: «Pas d’interventions» L’ambiance est beaucoup plus détendue à Tannourine. Même si là aussi, la bataille électorale est présentée comme un conflit entre une tendance traditionnelle et une autre adepte du changement. Tannourine a tout l’air d’un paisible village de campagne, niché entre de gigantesques montagnes qui semblent toucher le ciel. La localité elle-même semble plus proche du ciel que de la terre. C’est l’heure du déjeuner. Les bureaux de vote sont presque vides. Ils étaient bondés dans la matinée. Mais les délégués des deux listes en lice montent la garde, à l’affût du moindre électeur. Dans ce village qui compte 7000 électeurs dont 5000 effectifs, les députés Boutros Harb et Ghassan Matar, ainsi que l’ancien député Manuel Younès se sont entendus pour former une liste de coalition représentant les principales familles. Ce qui n’a pas plu à un groupe d’habitants qui se sont élevés contre «ce parachutage de candidats» et ont formé leur propre liste qu’ils ont appelé «liste de la décision du peuple», proche du courant des «Forces libanaises». Ils savent qu’ils ne remporteront pas les élections. «Mais en formant cette liste, nous avons voulu marquer le coup et prouver que nous pouvons prendre des décisions, sans attendre qu’on nous les impose», affirme le jeune Marwan qui distribue des listes à l’entrée du bureau de vote. Le député Boutros Harb ne veut pas commenter ce «mouvement de révolte» se contentant d’indiquer que «ce sont les résultats des élections qui détermineront les vraies orientations du village». Il note que la liste qu’il appuie a été formée avec la bénédiction des familles de Tannourine. Le député rejette toute intervention dans les élections de Batroun et fait remarquer que son appui a été sollicité par deux listes rivales d’une même localité. «Mais je ne veux pas intervenir, dit-il. Chaque village connaît mieux que nous ses problèmes et ses besoins». Enjeu écologique sur le littoral A Selaata, à Heri et à Chekka l’ambiance est tout autre et l’enjeu est différent. Il importe peu à la population que les membres de leurs nouveaux conseils municipaux soient des Kataëb, des aounistes, des PSNS, des communistes ou «même des adeptes de la secte Aum pourvu qu’ils nous débarrassent de la pollution qui rend malade nos enfants, tue toute vie végétale et détruit notre environnement». De la fumée blanche se dégage des cheminées de l’usine de Selaata pendant que les 240 électeurs se rendent aux deux bureaux de vote. Dans ce hameau, deux listes s’affrontent sur base de programmes identiques. Elles n’avaient pas réussi à former une liste de coalition parce que leurs membres n’ont pas pu s’entendre sur les noms, racontent les habitants. Résultat: il y a des Salloum et des Mourani dans les deux listes dont les membres devisent amicalement à l’entrée du bureau de vote. L’une comporte des partisans du courant aouniste et du Bloc national, l’autre des sympathisants des Forces libanaises. Mais les candidats des deux se disent indépendants. «On a essayé de nous présenter comme étant la liste des «Forces libanaises», mais nous l’avons démenti», nous dit l’avocate Ondine Salloum, proche de la deuxième liste, déplorant le fait que «des candidats se prétendent parfois aouniste rien que pour gagner des voix». Elle dénonce des irrégularités qu’elle dit avoir constaté dans le bureau de vote: «Une femme originaire de Selaata mais inscrite au Akkar a pu voter en dépit de nos protestations». Les candidats à Chekka se félicitent de la régularité du scrutin. Là aussi, il n’a pas été possible de former une liste de coalition parce que les deux parties n’ont pas réussi à s’entendre sur les noms des candidats qui se disputeront près de 2600 voix. Du moins, c’est ce que les habitants interrogés ont expliqué. La liste présidée par M. Farjallah Iskandar Kfoury, et soutenue par le ministre Sleiman Frangié, est complète, l’autre ne l’est pas. Elle regroupe des personnes proches de tous les courants politiques, notamment des Kataëb et des FL, mais n’a pas de couleur politique déterminée, selon ses membres. Selon M. Ibrahim Kfoury, frère du président de la première liste, des personnes proches des principaux actionnaires des deux usines ont tenté d’intervenir dans la formation des listes. «Il faut que nous soyons en accord avec ces gens, mais nous devons trouver une solution au problème de la pollution», affirme-t-il. Un des employés de l’une des deux usines est candidat sur la deuxième liste. Un de ses colistiers, M. Antoine Narsis, reconnaît qu’une action doit être entreprise pour préserver l’environnement à Chekka, tout en mettant l’accent sur le fait que la présence de ces installations assurent des emplois à près de 400 personnes de Chekka. Un des objectifs de la liste de M. Farjallah Kfoury est de lutter contre le chômage qui touche près de 250 jeunes dans ce village, nous précise M. Kfoury. Contrairement aux habitants des autres localités visitées, ceux de Chekka sont plutôt laconiques, voire méfiants. Ceux qui acceptent de répondre aux questions posées se gardent bien d’évoquer les deux listes ou le nom du candidat qui travaille dans l’une des deux usines, mais s’étendent sur les problèmes écologiques de la région. Ils veulent bien croire que leur nouveau conseil municipal aura assez de force pour mener la bataille pour un environnement sain, qu’ils souhaitent mener dès que la nouvelle municipalité aura son président.
Batroun a du mal à se tirer de son sommeil en ce dimanche 31 mai: des volets fermés, des rues désertes, des boutiques closes. Batroun dort, bercée par le bruit des vagues qui s’écrasent sur ses plages. Fidèles à leur rendez-vous hebdomadaire avec le Seigneur, les vieux prennent lentement le chemin des églises. A croire que la ville est indifférente à un événement qui a...