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Actualités - OPINION

Vous avez dit Live ?

Je ne sais si cette profession existe, mais cela vaudrait bien la peine de l’inventer pour traiter du cas libanais: c’est celle de psycho-socio-ethno-politico-pathologiste. La docte blouse blanche que voilà serait évidemment spécialisée dans le mystérieux comportement des foules locales; mais elle pourrait, tout aussi bien, tenter de désembrumer le jugement de ces despotes pas toujours éclairés qui sont censés nous gouverner. Car c’est bien de jugement qu’il s’agit, avec l’abject numéro de cirque même pas romain dont vient d’être le théâtre la bonne localité de Tabarja. Est-on pour ou contre la peine capitale? Pour les adeptes du châtiment suprême, le prix du sang ne peut, par définition, qu’être exorbitant, à l’image précisément du préjudice extrême subi par la victime: surtout quand les remises de peine, amnisties et autres mesures de clémence conduisent à la réinsertion dans la société — et cela on ne le constate souvent que trop tard — d’individus enclins à la récidive. Pour les autres, la peine de mort, outre son inefficacité notoire en tant que facteur de dissuasion, est profondément immorale: elle fait de l’Etat un simple instrument de vengeance, alors qu’il se doit de combattre le mal à la racine et d’éliminer non point la personne du criminel, mais les causes objectives de la criminalité. Ce point de vue vient d’être défendu, avec un courage commandant le respect, par des associations des droits de l’Homme qui sont allées protester, sur place, contre ce qu’elles qualifient de double crime: celui commis dans un moment d’égarement par les deux suppliciés et le second, «prémédité» celui-là, perpétré par l’Etat. Ce débat est vieux comme le monde, et il n’est pas près d’être tranché; pourtant, l’affaire de Tabarja y a introduit plus d’un élément nouveau, sur le fond comme sur la forme, qui jette une lumière crue sur l’incroyable barbarie du système actuellement pratiqué dans notre pays. La forme d’abord, puisque c’est elle qui a traumatisé au plus haut point nombre de Libanais, dans le même temps qu’elle comblait d’aise le singulier parterre de cette double exécution en direct, avec son et lumière: chacun étant libre de ses opinions, on peut, bien sûr, être pour la peine capitale; mais nul, pas même les plus proches des victimes, ne devrait pouvoir être le témoin (et encore moins se délecter!) de l’horrible spectacle d’une mise à mort programmée, fût-elle parée des attributs de la justice. Et surtout, nul César de service n’a le droit d’offrir, à des fins pour le moins douteuses, d’aussi sinistres divertissements à la populace, dans un pays qui prétend reconquérir son ancien label de Suisse de l’Orient: tant qu’on y est, et pour faire plus authentiquement médiéval, pourquoi pas la décapitation au sabre comme dans certains royaumes pétroliers? Et pourquoi pas une exécution à chaque jour férié, ce qui serait autant d’occasions, encore rarissimes après une décennie de pouvoir, d’entendre fuser enfin des «Vive Hraoui»? On en vient au fond: une fois de plus, on peut être pour la manière forte. Encore faut-il cependant qu’un aussi sévère système s’appuie sur une justice sans failles, une justice pour tous, une justice... «juste». Il est à peine besoin de rappeler qu’au plan politique, la rigueur judiciaire s’est avérée pour le moins sélective et tronquée, puisque l’on s’est acharné sur certains seigneurs de la guerre alors que l’on fichait une paix royale à d’autres, propulsés de surcroît aux fonctions les plus hautes. Or la même garantie d’universalité et d’indivisibilité de la justice fait cruellement défaut en matière de droit commun; on n’en veut pour preuve que la multitude de scandales financiers et autres turpitudes qui, ces dernières années, ont éclaboussé une bonne partie de la classe politique sans susciter même des velléités d’enquête. Mais paix aux vivants, revenons aux trucidés puisqu’ils tiennent bien malgré eux la vedette, sur cette terre bénie des dieux. Dans le Liban d’aujourd’hui, le Liban de la paix et de la reconstruction, celui du progrès, du développement, des inaugurations de chrysanthèmes, festivals artistiques et séminaires internationaux, dans le Liban de toutes les merveilles chantées par la propagande officielle, les juges ne sont matériellement pas en mesure de rendre justice dans les affaires de meurtre car, tenez-vous bien, la loi ne le leur permet tout simplement pas. Aux magistrats, en effet, les stupéfiantes dispositions de 1994 sont venues ôter tout pouvoir d’appréciation, notamment pour ce qui est des éventuelles circonstances atténuantes: c’est la mort automatique, la mort à la chaîne, le trépas démocratique, premier arrivé premier servi. Des deux suppliciés de Tabarja, cambrioleurs à la petite semaine surpris par le retour inopiné chez elles de leurs victimes, un seul a tiré alors que l’autre, saisi de panique, avait pris ses jambes à son cou: techniquement parlant celui-ci n’était pas un assassin, ce qu’aurait pu confirmer le premier stagiaire venu. Mais cela n’avait plus aucune espèce d’importance, puisque la loi c’est la loi. Qu’elle ne s’embarrasse pas de nuances. Et que le chef de l’Etat, seul détenteur du droit de grâce mais un détenteur apparemment bien mal conseillé, estime avoir trop rejeté de recours pour retenir son stylo maintenant, car — on croit rêver — ce serait rétrospectivement «injuste» pour tous les infortunés qui n’ont pas bénéficié de sa clémence... Comment le Parlement a-t-il pu voter une loi aussi stupide et inique? Et l’odieux «live show» de mardi ne doit-il pas servir au moins à corriger ce qui peut l’être d’une situation aussi mortellement surréaliste? La campagne initiée par le député Harb augure d’un salutaire sursaut au sein de l’Assemblée; mais la justice étant avant tout l’affaire des juges, il serait grand temps que la magistrature, elle, se prononce publiquement sur cette aberration. Autrement, on aurait persisté à faire avorter l’émergence de cet Etat de droit qu’attendent impatiemment les citoyens. A assassiner, tous les jours, le droit. A l’exécuter, en toute «légalité».
Je ne sais si cette profession existe, mais cela vaudrait bien la peine de l’inventer pour traiter du cas libanais: c’est celle de psycho-socio-ethno-politico-pathologiste. La docte blouse blanche que voilà serait évidemment spécialisée dans le mystérieux comportement des foules locales; mais elle pourrait, tout aussi bien, tenter de désembrumer le jugement de ces despotes...