Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Carnet de route Histoire personnelle du Liban(I)

Je me tenais debout sur le perron de la maison ancienne que nous habitions, à Aïn el-Mreïssé, attendant ma mère qui devait m’emmener dans sa 4CV vers ma première journée d’école. La porte de service s’ouvrit et Marie, notre cuisinière, se précipita vers moi pour me dire d’un ton comminatoire: «Si on te demande ce que tu es, réponds: «ana bint Arab» (2). Jusque-là, quand elle ne me racontait pas des histoires de princesses dont on retrouvait les perles perdues dans l’estomac d’un poisson, elle s’étendait sur les massacres et profanations d’églises perpétrés par les musulmans dans sa région natale, autour de la ville syro-turque de Mardin, dont elle s’était échappée pour habiter Mousseitbé. Trop petite encore pour y percevoir une contradiction, c’est en «bint Arab» que je suivis glorieusement ma mère le long de l’escalier pour entrer avec elle sous les glycines de l’institution religieuse que l’on m’avait choisie, jusqu’à la porte de la classe. Personne ne me demanda qui j’étais, mais seulement mon nom. Je dus taire l’injonction de Marie, à mon cœur défendant, car je la trouvais majestueuse. Rétrospectivement, les paroles de cette syriaque catholique m’ont un moment paru étranges, avant que je ne comprenne cette évidence: les musulmans n’étaient pas seuls à se réclamer de l’arabité, et notre cuisinière était la première chrétienne de ma connaissance à décliner cette identité. L’indépendance était encore jeune, et elle n’avait jamais aimé les Français qui «se croient supérieurs à nous». C’était l’année où la mort de la chanteuse Asmahan dans un accident de voiture avait plongé le Liban populaire, toutes confessions comprises, dans le deuil, et, déjà émotive, je sanglotai malgré l’intervention de ma mère, qui, contint sa fureur contre les domestiques pour m’assurer qu’Asmahan était heureuse au ciel, ce qui ne me consola qu’en partie, car, au fond, les lamentations de la cuisine constituaient une sorte de célébration funèbre beaucoup plus magique que les poupées-Bécassine qu’on essaya de me mettre entre les mains. * * * «Dimanche des rameaux» se dit en arabe «Cha’niné». Les connotations des deux expressions sont bien différentes, puisque, pour les enfants du Liban chrétien, la «Cha’niné» se pare de tous les attributs d’une grande fête populaire dont ils sont partie prenante. A califourchon sur les épaules de mon père, un cierge allumé à la main, maquillée et béate, je suivis la procession qui allait de la fin «mission Spears» (elle s’est appelée comme cela bien longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale), rue de Phénicie, à l’église Mar Elias où se terminait la rue Clemenceau. Je ne me souviens pas de la messe, seulement, de la joie d’être transportée, aux deux sens du mot, dans une robe d’organdi, avec des ongles rouge vermillon. Je crois que nous étions les seuls bourgeois de la fête, mais je me trompe peut-être. Malgré mon bonheur, je ne pus m’empêcher d’éprouver ma pointe d’envie habituelle envers les petits garçons voués à Saint-Antoine, avec leur costume marron et la cordelière blanche qui leur nouait la taille. Moi, j’avais été vouée par ma mère, dont la grossesse avait été difficile, à la fois à la Vierge et à Thérèse de Lisieux, mais ce double marrainage ne m’avait valu aucun signe extérieur d’une pareille dévotion. Ma mère était païenne et superstitieuse: peut-être pensait-elle, outre que c’était trop «peuple», que cela me porterait malheur de revêtir une tenue de carmélite («que Dieu nous en garde»...). Amal NACCACHE (à suivre) (1) Pratiquement tous les quotidiens et hebdomadaires français y vont, en ce moment, de leur «feuilleton de l’été», romans ou nouvelles de délassement. Nous nous y sommes mis à notre tour, en nous inspirant d’un titre d’il y a quelques années, «Histoire personnelle de la France», de François George, publié en hiver et en un seul volume... Raconter son propre Liban, en dehors de l’actualité qui s’impose au journaliste «accro», nous a paru constituer un moment de répit loin de l’arène, une fantaisie plus distrayante, que les manigances dont nous sommes entourés. (2) «Je suis Arabe».
Je me tenais debout sur le perron de la maison ancienne que nous habitions, à Aïn el-Mreïssé, attendant ma mère qui devait m’emmener dans sa 4CV vers ma première journée d’école. La porte de service s’ouvrit et Marie, notre cuisinière, se précipita vers moi pour me dire d’un ton comminatoire: «Si on te demande ce que tu es, réponds: «ana bint Arab» (2)....