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Actualités - OPINION

Tribune Fouad Chéhab, le social

A peine rentré de France, muni de mes diplômes (ingénieur agricole, ingénieur civil des eaux et forêts et docteur en sciences naturelles) j’ai eu le grand privilège d’être invité à un dîner offert par feu Michel Chiha qui nous captiva, tout au long de la soirée, par ses idées réformatrices, et surtout par sa vision économique du nouveau Liban. A la fin du dîner, Michel Chiha me convoqua à une réunion le lendemain matin à son bureau. A peine arrivé, il appela le président de la République, cheikh Béchara el-Khoury et m’annonca ma nomination comme conseiller du ministre de l’Agriculture. Il fut ensuite mon guide et véritable mentor pour débattre des problèmes sociaux qui nous hantaient. En effet j’étais alors, comme tout jeune homme de 24 ans, très concerné par les problèmes et défis d’ordre social, et fortement impressionné par le système «corporatif» prôné par le président Salazar au Portugal. Ce système consistait à enrôler les agriculteurs isolés dans des coopératives pour en faire une force capable d’affronter économiquement le grand marché européen. Très vite au Liban, nous nous rendîmes compte du vide structurel dont souffraient les agriculteurs laissés à eux-mêmes, sans sécurité sociale, sans garantie de revenus, sans aide et exposés à tous les aléas de la nature et à un environnement social très en deçà des avancés de la société moderne dont le Liban se prévalait. C’est dans cette atmosphère que nous accueillîmes l’élection du général Fouad Chéhab à la première magistrature. Cheikh Pierre Gemayel était à l’époque ministre de l’Agriculture. Un grand ami, feu cheikh Maurice Gemayel, avec lequel j’avais eu le privilège de collaborer à la mise en œuvre de nombreux projets de développement, me présenta au ministre et appuya fortement les projets de développement agricole: tant et si bien que le ministre décida de les porter à l’attention du président Chéhab. Celui-ci m’accorda son attention pendant une heure et demie sans formuler la moindre remarque ou commentaire sur les dits projets. Je pus lui exposer la détresse des agriculteurs, leur manque de moyens, leur situation sociale, les aléas du métier... en lui brossant un pitoyable tableau de cette profession laissée pour compte. Une fois l’entrevue terminée, j’eus la fausse impression de n’avoir pu capter suffisamment l’attention du président. Par la suite, et par un beau matin du mois de mai 1960, je fus appelé par le bureau de l’aide de camp du président dans sa résidence d’été d’Ajaltoun, et invité à m’y rendre sans délai. Je m’exécutais aussitôt; arrivé sur les lieux je vis des bulldozers élargissant la route et les parkings autour de la villa présidentielle. Le président était assis sur la terrasse et admirait ces gros engins à l’œuvre. Un peu plus loin, on pouvait apercevoir un vieil agriculteur qui se débattait avec un rocher pour tenter de l’extraire avec ses mains, mais sans succès. D’emblée, le président me demanda si les propositions que je lui avait précédemment soumises comprenaient l’emploi de pareils engins et m’enjoignit de faire aider cet agriculteur opérant sur les lieux. Le rocher fut ainsi déplacé en un instant au grand bonheur du vieux paysan, et le président fut convaincu de l’aide au «dérochement», nom qu’il donna au projet ultérieurement baptisé «Plan vert». Le général Chéhab était en fait, je l’ai très vite compris, très sensible aux conditions de vie des citoyens libanais, surtout des gens les plus modestes. Autour de lui j’ai pu rencontrer de véritables apôtres du «social» tels le père Le Genissel, auteur du projet de la sécurité sociale avec Joseph Donato et, plus tard, les experts de la mission IRFED qui ont si bien défendu le développement harmonieux de toutes les régions libanaises jusqu’aux plus éloignées: régions qui devaient impérativement recevoir routes, eau et courant électrique. Restait la nécessité de leur donner les moyens de travailler, de produire et de vivre. C’est là que s’inscrivait l’action du Plan vert visant à assurer à chacun un outil de travail et une source de rendement. C’était un programme d’actions concordantes destinées à être appliquées par plusieurs ministères: agriculture, ressources hydrauliques, éducation, économie, finances, affaires sociales... C’est pourquoi il fut baptisé «Plan vert national»; ce n’était donc pas, au début, un organisme unique ou un office autonome à proprement dit. La notion de «Plan» préétabli devant être exécuté par différents ministères ne peut être appliquée. Elle fut fortement rejetée par les politiciens d’alors qui y voyaient l’anéantissement de leur possibilité d’intervention au gré de leurs intérêts partisans. L’idée d’un office autonome, avec des prérogatives spéciales, fut alors conçue et appliquée. Quand le projet de la réforme administrative proposé par le président Chéhab fut rejeté par le Conseil des ministres, le président s’adressa au groupe d’experts réunis au palais en disant: «Appliquez vos réformes dans des offices autonomes, modèles, elles seront peut-être généralisées aux ministères si elles sont réussies». Cette prédiction s’est malheureusement avérée fausse car les ministères, assujettis aux ministres et politiciens de tous bords, ont lutté farouchement contre «l’autonomie» des offices dont le programme, un fois ratifié en Conseil des ministres, s’imposait; ils ne pouvaient donc plus le modifier au gré de leur politique partisane. Ce Plan prévoyait l’ouverture de routes agricoles permettant la mécanisation de l’agriculture, la bonification des terres, le terrassement, la réalisation de lacs collinaires emmagasinant les eaux de pluies hivernales pour les rendre disponibles à l’irrigation en période d’étayage. Ces lacs ont, du reste, fait la richesse des hautes montagnes arides de Akoura et des hauteurs du Metn, de Zahlé et du Akkar. Il prévoyait en outre, le développement de pépinière produisant des millions de plants sélectionnés... Le général Chéhab se plaisait à répéter cette définition d’un philosophe français qui disait: «Il y a deux genres d’hommes: les hommes politiques qui se consacrent au service de leur électeurs et les hommes d’Etat qui se consacrent au service de la nation». Il avait choisi lui, d’être un homme d’Etat. Un genre dont le Liban est malheureusement peu prodigue. L’objectif du Plan vert décidé avec le général Chéhab était de venir en aide aux plus pauvres et au plus grand nombre d’agriculteurs. C’est ainsi que l’aide plafonnait à 10.000 L.L. par agriculteur ce qui représentait au taux de l’époque environ 4.000 USD. Le bénéficiaire devait bloquer environ le quart de cette somme à la Banque agricole pour constituer avec intérêts composés la totalité de l’aide reçue après quelques années. L’Etat offrait ainsi aux agriculteurs le bénéfice des intérêts et ne perdait rien du capital. Ainsi et jusqu’au milieu des années 80, le Plan vert avait secouru 40.000 agriculteurs, valorisé plusieurs centaines d’hectares de terres et augmenté de 10% les superficies cultivables, distribué des millions d’arbres fruitiers choisis et d’arbres forestiers produits dans 4 pépinières modèles, percé 4.000 km de routes agricoles, introduit pour la première fois les «serres» agricoles pour la production hors saison, propagé des études de faisabilité pour des dizaines d’industries agricoles, pour la conservation, la transformation et l’écoulement de la production, aménagé des centaines de lacs collinaires et introduit les systèmes les plus modernes d’irrigation... Le souvenir de ces réalisations est inscrit dans toutes les régions du Liban, avec une attention particulière aux régions les plus défavorisées. Soucieux comme il l’était du volet social, le général Chéhab déclarait, trois semaines avant sa mort, sa profonde satisfaction quant aux réalisations du Plan vert. Pour ma part, j’ai démissionné de mes fonctions de président du Plan vert en 1982. Par la suite, les hommes politiques de tous bords se sont acharnés à combattre l’idée d’un «Plan» qui, une fois ratifié par le Conseil des ministres, avait valeur de loi, déchargeant ainsi le ministre concerné de tout rôle d’intervention dans son exécution. Ainsi, plusieurs décrets ont successivement détruit le concept de «Plan» initial et en ont fait un simple «service» exécutant les ordres des ministres. Le Plan vert a ainsi été transformé en un outil au service des électeurs de chaque ministre et non une institution autonome au service de la nation. Enfin, Fouad Chéhab rêvait faire du Liban un «Etat» avec, à son service, des «hommes d’Etat»; il n’a malheureusement pas pu réaliser ce rêve. Nous nous sommes donc vite retrouvés avec «des tas d’hommes», des pseudo-responsables affublés de titres ronflants (comme tout ce qui est creux), des hommes que l’on pourrait qualifier, à l’instar du général De Gaulle, de «politiciens». Espérons que le jeunesse libanaise saura lire et méditer ses plans et son œuvre pour les faire ressusciter un jour, tel le phénix renaissant de ses cendres; et que pourra être recréé ce Liban tant souhaité par le président Fouad Chéhab et son équipe.
A peine rentré de France, muni de mes diplômes (ingénieur agricole, ingénieur civil des eaux et forêts et docteur en sciences naturelles) j’ai eu le grand privilège d’être invité à un dîner offert par feu Michel Chiha qui nous captiva, tout au long de la soirée, par ses idées réformatrices, et surtout par sa vision économique du nouveau Liban. A la fin du dîner,...