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Actualités - CHRONOLOGIE

Regard - Kenaan, Guiragossian, Tvetaev, Karam, Rawda, Ayloul, Restikian, Noschie A coeur et à livre ouverts

La peinture libanaise, telle qu’elle fut pratiquée à partir de l’ouverture de la section picturale de l’Alba en 1946, est en voie d’être supplantée par une pratique artistique multimédia qui enjambe allègrement les frontières entre les genres, et mélange sans complexe les supports, les matériaux, les traitements dans la quête incertaine du pas-encore-vu et la volonté d’intervenir dans les grands débats de société. Ainsi, la passionnante et passionnée manifestation : «Quelle Déclaration pour le XXIe siècle?» à l’Espace SD où de jeunes artistes rivalisent d’inventivité militante, parfois avec un luxe de moyens, parfois avec presque rien, telles ces ampoules électriques ornées, en guise de surprenants abat-jour, de «pains arabes», associant subtilement les droits de l’homme à la lumière et à la nourriture de base (Wissam et Cécile Noshie). Ainsi, au XXIIe Salon d’Automne du Musée Sursock, la récupération par Jacko Restikian des chaises cannées des vieux cafés populaires, des fêtes publiques et privées, des condoléances et des meetings oratoires, chaises chargées de tant de souvenirs et d’images du passé, pour les désarticuler et les réarticuler en assemblages compactés d’une grande puissance d’évocation poétique. Ce qui rapproche ces deux démarches si différentes, c’est la réinterprétation créative, avec le minimum de moyens, de pauvres objets quotidiens appartenant aux nécessités de la vie, pour les porter, par la force de la conception et la simplicité de l’exécution, à un niveau supérieur de visibilité et d’évidence, donc de réalité, renouvelant par là-même et enrichissant notre regard, notre sensibilité et notre mémoire. Nous n’entamerons plus un pain sans penser aux harmoniques que les Noshie y ont durablement associé, nous ne prendrons plus un siège, Cinna, sans songer à ce mal à l’être, à ce mal-assis dans la vie qu’y a non moins durablement couplé Jacko Restikian. Qui reprend en cela, d’ailleurs, en termes locaux et actuels, un thème important de l’art moderne depuis Van Gogh. Un thème qui sera bientôt décliné par le grand banc de pierre de Salwa Rawda-Schoucair où l’on pourra venir s’asseoir, dans le square devant le siège de l’Escwa, pour admirer un de ses monumentaux «empilements» inspirés par la structure de la Qasida amoudiya : reinterprétation créative, là aussi. Tout cela diversifie l’approche de la praxis artistique dans l’esprit, également, du «Festival Ayloul» (organisé par Pascale Feghali) avec ses «installations» et ses «performances» ou celui de Nadim Karam avec sa «procession archaïque» qui migre de place en place dans le centre-ville en exhibant de nouveaux «fétiches» multicolores (près du collège Besançon). Célébrer la vie Malgré cette tendance à larguer les amarres, la peinture en tant que telle continue à être pratiquée avec le plus grand bonheur dans le monde. Un peintre russe, Yuri Tvetaev (Galerie Noah’s Ark) l’illustre brillamment avec le monde fantastique à la Jérôme Bosch de ses miniatures à l’exécution ultra-soignée où des dizaines d’êtres protéiformes mi-animaux mi-humains en perpétuelle métamorphose se chevauchent jusqu’à ne plus savoir où commence l’un, où finit l’autre. De même, les très belles expositions de Paul Guiragossian, avec des toiles inédites à Beyrouth qui avaient été exposées à l’Institut du monde arabe à Paris en 1991 (galerie Emmagoss), et de Élie Kenaan qui, «rené» après son opération à cœur ouvert, nous offre le témoignage de son inaltérable jeunesse de cœur et d’esprit. Deux approches totalement différentes de la peinture et également impressionnantes: Guiragossian, avec la puissance monumentale de ses inégalables coups de pinceau, Kenaan avec le patient tramage couche sur couche de menus traits et touches qui irriguent la matière picturale d’infinies irisations qui en font un magma de pierres précieuses en fusion laissant flamboyer, braises sous les braises, les teintes et les tons sous-jacents. À travers leurs couleurs en fête, l’un et l’autre célèbrent la vie, l’intensité de vivre et de vibrer à chaque instant au diapason de la vie universelle. Plus les bons peintres prennent de l’âge, plus ils s’affinent, plus ils savent faire de leurs œuvres des livres ouverts où chacun déchiffre un poème visuel différent. Il suffit d’infléchir le regard, chez Kenaan, pour que l’extérieur se fasse intérieur, le physique psychique. Lors de son opération, il a eu la vision et l’expérience classiques de l’échappée lumineuse qui appelle et aspire, mais il en a «réchappé» pour la restituer dans sa toile au Salon d’Automne et dans quelques autres de son exposition au foyer de la Fransabank à l’ancien cinéma Étoile. Mais il y a toujours eu, au centre de ses toiles, un «cœur ouvert», une percée, une clairière, une éclaircie, une embellie où se concentre la lumière qui sourd du dedans, du cœur, justement, qui en est la source comme il est la source de cette peinture éternellement à cœur et à livre ouverts.
La peinture libanaise, telle qu’elle fut pratiquée à partir de l’ouverture de la section picturale de l’Alba en 1946, est en voie d’être supplantée par une pratique artistique multimédia qui enjambe allègrement les frontières entre les genres, et mélange sans complexe les supports, les matériaux, les traitements dans la quête incertaine du pas-encore-vu et la volonté...