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Actualités - OPINION

Travaux de force

Le palais présidentiel n’est qu’à un jet de pierre du ministère de la Défense, mais ce n’est évidemment pas pour cause de proximité géographique que les galonnés de Yarzé ont régulièrement lorgné du côté de Baabda. De fait, l’irrésistible ascension du général Émile Lahoud revêt l’allure d’un parcours tout tracé: déjà grand favori lors de l’échéance de 1995, le général avait dû s’armer de patience face au demi-sexennat supplémentaire octroyé, à l’époque, au président Elias Hraoui. Maintenu à son poste à la faveur d’une dérogation tout aussi exceptionnelle, le commandant de l’armée préservait ses chances intactes tout en se défendant énergiquement, comme il se doit, de briguer la magistrature suprême. Et c’est d’un sommet officiellement consacré aux noirs desseins nourris par la Turquie contre sa voisine, la Syrie, qu’a enfin filtré, pour lui, l’enivrante fumée blanche. Itinéraire somme toute normal, itinéraire singulier néanmoins, tant l’élection annoncée du général est chargée de symboles, tant ses implications politiques et psychologiques peuvent tout à la fois rassurer, séduire, ou au contraire inquiéter. Aux yeux des décideurs syriens – mais aussi d’une bonne proportion de Libanais, à en croire les sondages des dernières semaines – Émile Lahoud dispose de solides atouts. L’homme qui a réunifié l’armée, qui a clairement défini Israël comme l’ennemi à combattre et la Syrie comme l’allié naturel, ne peut que jouir du soutien et de la considération de cette dernière. De par sa fonction militaire sans doute, par tempérament assurément, le général aura toutefois réussi à se démarquer de la cohorte d’hommes politiques qui ont usé les pneus de leurs limousines ou leurs genoux de pantalons sur la route de Damas où ils vont solliciter appuis ou prébendes, et cette dignité du maintien ne sera pas passée inaperçue de l’opinion. Différent, Lahoud l’est aussi par sa réputation bien assise de probité, dans un monde politique où jamais la corruption n’a été plus généralisée, ni surtout plus voyante. Il est frappant de constater – et le président Hraoui en a d’ailleurs pris ombrage, car il y a vu des allusions indirectes à sa propre gestion – avec quelle régularité, avec quelle insistance les chefs religieux, les leaders d’opinion et la presse ont fait de l’intégrité et de la transparence financière les toutes premières des qualités requises du futur chef de l’État. Gagnés bon gré mal gré au réalisme, les Libanais n’attendent pas de celui-ci qu’il rétablisse d’un coup de baguette magique le pays dans son entière souveraineté, ou dans sa prospérité d’antan; mais ils attendent bel et bien qu’il mette le holà au gaspillage et au pillage, ces deux funestes mamelles du Liban: qu’il vienne à bout des ristournes, dessous de table et autres commissions qui ont si gravement entaché l’œuvre de reconstruction. Seul en effet un président sans reproche, au-dessus de tout soupçon, complètement dégagé des affaires, un président au dossier en béton et dont la maison ne serait pas faite de verre pourrait exiger des comptes, confondre, admonester ou dissuader les prévaricateurs, houspiller une justice par trop permissive. Seul un tel président, en vérité, serait en position d’initier enfin cette nécessaire réforme administrative, sur laquelle ont invariablement buté tous les gouvernements de l’après-guerre. Du futur pensionnaire de Baabda, les Libanais attendent également qu’il soit … un président: en fait, le président, le seul, véritablement premier parmi ses pairs. Par quelle aberration en effet un système quelconque pourrait-il en compter trois, qui seraient condamnés à s’entendre préalablement sur tout acte de gouvernement – souvent au détriment du bon sens et de l’intérêt général – sous peine d’un blocage des institutions, d’une crise de régime, d’une crise de pouvoir? Cette quête pressante d’un président à part entière, née de l’expérience désastreuse de la troïka, explique l’extraordinaire fortune que connaît actuellement le concept d’«homme fort»: lequel, d’ailleurs, n’est guère exempt de paradoxes. Le moindre de ceux-ci n’est pas que le général Lahoud qui, en 1989, assura une couverture symbolique libanaise à l’assaut syrien contre le réduit de Baabda tenu par Michel Aoun et qui, par la suite, pourchassa les «Forces libanaises» de Samir Geagea, est néanmoins perçu comme un président acceptable par nombre de chrétiens: acceptable parce que «fort», précisément. C’est un fait que les chrétiens, grands vaincus de la guerre, orphelins de leurs chefs historiques, peu ou mal représentés au sein du pouvoir, peuvent trouver matière à compensation dans l’accession, au sommet de la pyramide étatique, d’une personnalité de poids, serait-elle étiquetée «prosyrienne», pourvu seulement qu’elle soit capable de faire pièce à ses partenaires au sein du pouvoir. Le président de la République, objectera-t-on bien sûr, n’est pas censé être l’élu ou le champion de sa propre communauté: il est l’arbitre (local …) de la nation, le président de tous les Libanais. Or dans cette république théoriquement placée sur les rails de la déconfessionnalisation mais livrée aux rivalités et aux tensions sectaires, n’est-il pas a priori souhaitable que le président ait, pour le moins, quelque répondant? Et ce nœud gordien voulant d’un chef de l’État qui ne doit surtout pas être un chef populaire, un «zaïm», alors qu’il est tout à fait normal que les deux autres «présidents» le soient absolument, n’est-il pas grand temps de le trancher en crédibilisant la représentation de toutes les communautés, sans exception, au sein du gouvernement comme du Parlement? En même temps qu’une volonté d’assainissement de la fonction publique, c’est un tel souci de réintégration des chrétiens dans l’État de Taëf, et d’une entente nationale plus effective, que pourrait refléter le choix opéré par la Syrie; si tel était bien le cas, si Lahoud réussissait des percées en ces domaines, s’il s’affirmait réellement comme le président du changement, il aurait certes mérité de la patrie. Ce changement, les Libanais ne demandent qu’à y croire, et il faut maintenant leur démontrer que leurs espérances ne sont pas le fruit d’une savante opération de conditionnement des esprits. Or ces espérances commandent que soit levée toute ambiguïté de cette image de l’«homme fort» aux contours encore bien imprécis, dont est auréolé le président pré-élu; elles méritent que toutes les bonnes volontés se conjuguent pour que le Liban d’Émile Lahoud soit meilleur, plus authentique que l’actuel: et pour que le nouveau régime échappe aux deux situations extrêmes, aux deux dérives qui le guettent. Premier cas de figure: l’image n’était finalement qu’un mythe, un subtil jeu de nominations militaires vient interdire à Lahoud de garder un pied à Yarzé et l’autre à Baabda, et nous voilà repartis pour six autres années de troïka branlante. Deuxième hypothèse, plus effarante encore: il y a cette fois du muscle en excédent, les services et officines occultes sévissent comme sous l’ère chéhabiste, les libertés publiques les plus élémentaires sont bafouées, les derniers oripeaux de démocratie sont jetés aux orties. Quand seront lâchées les amarres, puisse l’officier de marine Émile Lahoud éviter l’un et l’autre de ces redoutables écueils.
Le palais présidentiel n’est qu’à un jet de pierre du ministère de la Défense, mais ce n’est évidemment pas pour cause de proximité géographique que les galonnés de Yarzé ont régulièrement lorgné du côté de Baabda. De fait, l’irrésistible ascension du général Émile Lahoud revêt l’allure d’un parcours tout tracé: déjà grand favori lors de l’échéance...